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le devoir esthétique qui prescrit à l’être. parfaitement beau de revivre dans une autre créature, le poète s’avise de toucher à un sentiment élémentaire de l’âme et termine par cette parole si expressive dans sa simplicité et sa concision :

You had a father : let your son say so.

Ailleurs, rejetant les antithèses et les hyperboles dont ses rivaux usent et abusent pour chanter la beauté de son ami et chatouiller en mille manières son insatiable vanité, il s’écrie : « Je me contente de dire : celui que j’aime est le plus beau des enfans qui soient nés d’une femme… » « A quoi bon, dit-il encore, vanter sans mesure une marchandise que je ne veux point vendre ? » Il revient, à plusieurs reprises, sur son désir de ne jamais exagérer la louange :

O let me true in love but truly write


et, dans un autre sonnet :


Thou, truly fair, wert truly sympathized
In plain true words by the true telling friend.


Six fois le mot « vrai » en trois vers ! C’est plus que de l’insistance : c’est de l’impatience. Au lieu d’Oronte, nous croyons entendre Alceste. On verra tout à l’heure avec quelle sincérité il parle à sa maîtresse. Il n’y a que les prophètes juifs ou les naturalistes français pour dépouiller ainsi la pauvre créature humaine de toutes ses grâces artificielles et adventices. Lire vrai à outrance, vrai quand même, dire tout ce qu’il pense, rien de moins, rien de plus, tel semble être devenu l’idéal littéraire de ce grand euphuiste émancipé et converti.

Mais cette évolution littéraire accompagne une évolution plus étonnante et plus profonde. Nous voyons distinctement, — et combien nous verrions mieux si les Sonnets étaient rangés dans leur succession chronologique ! — nous voyons s’opérer une sorte de dédoublement merveilleux entre l’âme et le corps du poète, entre ses sensations périssables et sa pensée immortelle, entre sa personne et son génie. Pour l’une, il laisse voir un douloureux mépris, il parle de l’autre avec une sorte de révérence, comme l’esclave parlait de son maître, au temps où il y avait des maîtres et des esclaves. Ce n’est pas assez dire et il emploie des