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peut-être une exagération de la symphonie. Or je ne dirai pas et même je me garderai, comme d’un blasphème, de dire que la symphonie soit une partie artificielle de la musique. Mais à coup sûr elle en est la partie la moins naturelle, ou, en d’autres termes, la plus ajoutée à ce que fournit la nature, par le talent ou le travail, par la science ou la volonté de l’homme. Et que le musicien russe en ait été dédaigneux, ou peut-être incapable, cela pourrait bien former le dernier trait du réalisme en quelque sorte spécifique de Moussorgski.


II

Mais l’art n’est que le signe de l’âme, et ce réalisme-là ne fut aussi que le signe d’un autre, plus général et plus profond, que nous allons maintenant observer : non plus dans la technique, mais dans le sentiment ; à la « base » non plus « pratique » mais « poétique » de cette œuvre et de ce talent, ou de ce génie.

Le vrai réaliste « s’occupe-t-il des hommes ? Moins l’éducation les a dénaturés, plus il les trouve à son goût… Les réalistes se sentent peuple… ils cherchent dans l’homme ce qu’il y a en lui de plus primitif et de plus foncier… Les humbles ont été leurs héros[1]. » Pour un tsar et quelques grands seigneurs ; Khovanski, Galitzine ou autres, qui figurent dans l’œuvre de Moussorgski, que de petits et de simples y fourmillent ! Des soldats et des moines, des paysans surtout ; des enfans avec leur bonne, leur mania ; des vagabonds et jusqu’à des idiots ; enfin, que ce soit à la ville ou que ce soit aux champs, devant le Kremlin ou sur les routes, ces êtres sans nom et sans nombre qui sont le peuple ou la foule, voilà les personnages, voilà l’humanité que le grand réaliste a fait vivre. La misère et la bassesse l’attirent. Il excelle à créer quelque chose ou quelqu’un avec des riens et des gens de rien. Il anime le début de Khovantchina (la Place Rouge au Kremlin) par un dialogue familier et populaire entre des employés et des sentinelles. Il esquisse en deux ou trois pages un tableau de genre : le croquis d’un corps de garde et d’un bureau. Tableau de genre aussi, mais plus haut en couleur et d’une touche autrement large et grasse, la scène de l’auberge, au second acte de Boris Godounof. L’auberge de

  1. Cherbuliez loc cit.