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famille éloignée sont expédiés à la hâte, en doubles-croches et pêle-mêle. Et ce n’est pas le rythme seul qui se précipite ; les harmonies, plus serrées, redoublent d’intensité et de chromatisme, pour faire tenir le plus de noms ou d’intentions possible dans le moins d’espace et de temps. Mais voici que la petite voix bredouillante s’arrête court, sur un accord étrange et comme alourdi par la fatigue et le sommeil : « Niania ! je ne sais plus. Comment, à présent, Niania ? — Voyez donc la petite folle ! Combien de fois le l’ai-je dit : « Seigneur, ayez pitié de moi, pécheresse ! » Ici je vous recommande un détail de psychologie, une nuance adorable de vérité. Parlant, dans la préface de Phèdre, d’Œnone et de ses calomnieux rapports : « Cette bassesse, écrit Racine, m’a paru plus convenable à une nourrice. » En un sujet plus familier et surtout plus innocent, le musicien a pensé pourtant comme le poète. Il a fait aussi vulgaire et plate, aussi « basse » qu’il convient à une nourrice, la formule de prière et de contrition. Mais, quand la petite fille la répète, il suffit de deux notes changées pour transfigurer la phrase, pour la relever et lui donner des ailes. Elle prend toute la naïveté, toute la poésie de l’enfance, et le contraste de tant de repentir, de honte même, avec si peu de péchés, donne envie de sourire et de pleurer à la fois.

Liszt, à qui rien n’a jamais échappé, comprit la Chambre d’enfans, et tout de suite. Moussorgski écrivait en 1873 : « Liszt vient de me faire une surprise. Cela n’a pas de nom. Je ne sais si je suis ou non, comme on le crie sur les toits, un sot en musique. Mais il paraît que je n’ai pas été sot dans la Chambre d’enfans, car comprendre les enfans et les considérer comme des êtres qui s’agitent dans leur petit monde à eux, et non comme des poupées amusantes, ne peut être le fait d’un sot. Je le savais, mais je n’aurais jamais pensé que Liszt, habitué à brasser des sujets colossaux, pût comprendre et estimer la Chambre d’enfans et surtout s’en enticher à ce point. Car mes enfans sont pourtant des Russes, avec une forte odeur de Russie[1]. »

Moussorgski se trompait, à son préjudice. Ses enfans ne sont pas seulement des Russes : ils portent, avec le signe de la race, le sceau, plus profond, de l’humanité.

De même qu’il a compris l’enfance, autrement dit la nature

  1. Cité par M. d’Alheim.