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quelque différence, autant que par analogie. Avec l’hymne de Rouget de Liste, celui-ci n’a de commun que le rythme, non le mode, ni le mouvement ou la direction. Le mineur l’assombrit autant que le majeur illumine la Marseillaise. Et puis, et surtout, dans la Marseillaise, il n’y a pas ou presque pas une ligne, une force qui ne tende à monter ; pas une, au contraire, dans la Guerre, qui ne descende ou ne tombe. Cette diversité, pour ainsi dire graphique, des deux œuvres, en fait la diversité que j’appellerais éthique ou sentimentale. Sans les opposer, elle les distingue, et, si c’est une Marseillaise que le chant de Moussorgski, c’est la Marseillaise de la mort.

Maintenant en voici la Berceuse, encore plus horrible, parce qu’elle l’est d’une plus intime et comme plus prochaine horreur. Dans la chambre où l’enfant jouait et riait hier, aujourd’hui l’enfant va mourir. La scène commence par un prélude anxieux. Sur le piano, les deux mains à l’unisson, après avoir longtemps erré, posent de sinistres accords. « Le petit pleure, » murmure la voix, et la ritournelle ? aussitôt de reprendre. Inquiète et lourde, elle semble aller et venir par la chambre. « Toute la nuit, » reprend à son tour la voix, alourdie elle aussi par la fatigue, « toute la nuit, dans les larmes, la mère a veillé doucement. » La porte s’entr’ouvre, et laisse entrer la Mort. Alors s’engage, entre la voix meurtrière et la voix suppliante et désespérément protectrice, le plus pathétique débat. Il se termine,, est-il. besoin de le dire, par le triomphe de la Mort. Triomphe sans gloire, celui-là, et sans éclat ; facile et lâche maléfice, que ne célèbre point une héroïque mélodie, mais que décrit jusqu’à la fin une musique admirable d’accent et d’intensité croissante, de cruauté froide et d’hypocrite douceur.

Tout est réaliste ici, dans toutes les acceptions du mot. On sait comment le génie romantique a traité naguère le même sujet, et de quel féerique prestige il en a voilé, presque paré l’horreur. La chevauchée dans la nuit et l’orage, sur la route où fuient les saules, l’enivrante et mortelle incantation du fantôme, les appels d’une voix, qui tue un enfant aussi, mais en lui promettant des bijoux et des fleurs, tout cela c’est la poésie et le rêve ; c’est un idéal terrible, mais c’est l’idéal encore. Et c’est l’idéal aussi que la musique de Schubert : j’entends par là qu’elle généralise, qu’elle simplifie et qu’elle transfigure. Celle de Moussorgski ne se propose que de reproduire et d’égaler. Au grand parti pris de