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penseurs, mais c’est chez eux signe d’infirmité de l’esprit ou peut-être d’entêtement. Dompter par un effort de dialectique les révoltes de sa sensibilité, c’est prouver qu’on est un bon dialecticien, mais aussi qu’on a une sensibilité peu exigeante. Or la probité de l’esprit est chez Taine un trait de caractère ; c’est même, s’il faut en croire M. Faguet, la « faculté maîtresse. » C’en est un autre que l’excès de la sensibilité : toute une partie de son œuvre, la violence de ses appréciations, comme celle de son style, s’expliquent par la qualité particulière de cette vive, frémissante, excessive sensibilité. On ferait sur l’œuvre de Taine une étude curieuse et « dramatique » en y suivant la lutte entre la volonté et la sensibilité. Cette sensibilité peu à peu lui révèle tout un ordre nouveau ; et, à mesure qu’il lui est révélé, il est de trop bonne foi pour le méconnaître et refuser d’en tenir compte. On a souvent cité cette belle page du Voyage en Italie : « Que de ruines et quel cimetière que l’histoire !… Quand l’homme a parcouru la moitié de sa carrière et que, rentrant en lui-même, il compte ce qu’il a étouffé de ses ambitions, ce qu’il a arraché de ses espérances et tous les morts qu’il porte enterrés dans son cœur, alors la magnificence et la dureté de la nature lui apparaissent ensemble… » C’est la note humaine au lieu de l’indifférence du savant. Sous l’influence de Balzac et de Stendhal, Taine avait admiré sans réserve la force déchaînée et la violence de l’instinct débridé. Il est revenu de ce paradoxe. « Vous dites avec Alfieri que la plante homme naît en Italie plus forte qu’ailleurs, vous vous en tenez là… C’est prendre l’homme isolément, à la manière des artistes et des naturalistes, pour voir en lui un bel animal puissant et redoutable, une pose expressive et franche. L’homme pris tout entier est l’homme en société et qui se développe. » Et l’homme pris tout entier a des aspirations que la science ne peut ni comprendre ni satisfaire ; c’est ce qui légitime l’existence des religions et fait la vitalité du catholicisme : « Toujours la difficulté de gouverner les démocraties lui fournira des partisans ; toujours la sourde anxiété des cœurs tristes ou tendres lui amènera des recrues ; toujours l’antiquité de la possession lui conservera des fidèles. Ce sont là ses trois racines, et la science expérimentale ne les atteint pas, car elles sont composées non de science, mais de sentimens et de besoins. » Voilà sans doute des préoccupations nouvelles : sous leur empire, nous verrons rentrer dans l’œuvre de Taine tout ce qu’il en avait volontairement et artificiellement banni.

Ramenant la critique à n’être qu’une branche de l’histoire naturelle, Taine ne lui demandait donc que de constater des faits, de rechercher