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son plectre sous les cordes de son luth, la musicienne s’apprêta à prendre congé de nous. « Mon enfance, nous dit-elle, s’est passée dans la capitale, où mes parens avaient une maison au pied de la colline. À treize ans, j’appris la guitare, et mon nom fut cité parmi les gloires du jour. Mon maître lui-même reconnaissait mon talent ; les plus belles femmes enviaient mon visage. Les jeunes hommes rivalisaient entre eux pour me rendre hommage : un seul chant me rapportait je ne sais combien de cadeaux précieux. Et moi, je riais au long des années, pendant que la brise de printemps soufflait sur mon insouciant visage. Puis, mon frère partit pour les guerres : ma mère mourut. Et je commençai à perdre ma beauté. Les cavaliers ne se pressaient plus à ma porte. Je pris alors un mari, et devins la femme d’un marchand. Mais mon mari ne pensait qu’au gain, et la perspective d’être séparé de moi ne l’affligeait pas. Le mois dernier, il partit pour acheter du thé : et moi, je restai seule, sans autre plaisir que d’errer dans mon bateau par les nuits de lune, songeant aux beaux jours passés, et me rougissant les yeux à pleurer sur mes rêves. »

La douce mélodie du luth avait déjà disposé mon cœur à la pitié : à présent ces paroles le transpercèrent de nouveau. « Femme, m’écriai-je, nous sommes compagnons d’infortune, et n’avons pas besoin de cérémonies pour devenir amis ! L’an dernier. j’ai quitté la ville impériale, et, souffrant de la fièvre, je suis venu dans ces lieux où, d’un bout à l’autre de l’année, ni flûte ni guitare ne se font entendre. Jour et nuit je n’entends d’autres sons que le cri sanguinaire du chacal, ou la plainte lugubre des singes dans les bois. Mais maintenant que j’écoute le son de ton luth, j’ai l’impression d’entendre la musique du ciel. Je t’en prie, assieds-toi encore, et joue encore de ton luth, pendant que j’écrirai l’histoire que tu nous as contée ! »

Cette belle poésie chinoise, malheureusement, paraît désormais être morte, comme d’ailleurs la plupart des genres où s’est déployé, à travers les âges, l’actif et subtil génie de la Chine. Le XIXe siècle, déjà, n’a plus guère produit que des érudits, et dont aucun ne saurait être comparé aux critiques, aux historiens, aux philologues des siècles passés. Voici maintenant qu’ont enfin pénétré en Chine ces « Barbares, » contre l’invasion desquels poètes et hommes d’État n’ont cessé de protester depuis trois cents ans. Leur invasion amènera-t-elle an renouveau de la plus vieille des littératures du monde, ou ne fera-t-elle, au contraire, qu’achever de détruire le peu qui survit encore de ses traditions ? C’est ce que M. Giles, ni personne, ne saurait nous dire. Puissions-nous du moins, nous-mêmes, tirer quelque profit littéraire de ce contact de la civilisation chinoise avec notre « barbarie ! » Puisse l’exemple des Li-Po et de Han-Yu, en nous devenant familier, contribuera réveiller chez nous le goût de l’ordre, de la mesure, des nuances, d’un art où le respect des règles formelles s’allie avec la pleine liberté de l’émotion poétique !


T. DE WYZEWA.