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l’on vit s’accomplir, après trente ans, la prédiction de Tancrède, le jour où il décerna à sa souveraine ce titre d’Impératrice, dénominateur de toute une politique. Disraeli fut aussitôt payé de retour par le titre qui lui conférait la pairie. Dans le même temps, il décidait hardiment l’opération financière qui assurait la prépondérance de l’Angleterre en Égypte ; et ce fut encore lui, rencontre fatidique, qui annexa pour la première fois la ré- publique du Transvaal.

Ainsi, à l’origine du mouvement démocratique et impérialiste, on trouve l’auteur de Sybil et de Tancrède, le ministre tory qui élargit le pays électoral, lui souffla les ambitions conquérantes, orienta l’Angleterre, au sens propre du mot. Dans les fictions séduisantes et fastueuses de ses livres, dans les coups de force et les calculs habiles de sa politique, un je ne sais quoi d’effréné, de théâtral et de chimérique décèle l’esprit de la famille dont il se réclamait orgueilleusement. Tous ses biographes en conviennent ; aucun d’eux ne contredira la conclusion où nous amène l’étude du caractère, des œuvres et des actes de Benjamin Disraeli : l’impérialisme anglais fut d’abord un grand rêve juif.

Il eut ce trait de commun avec d’autres mouvemens qui changèrent la face du monde. Du plus loin que l’histoire se souvienne, les empires ont été conduits, transformés, élevés au faîte de la puissance ou précipités dans l’abîme par un rêveur issu de la race prodigieuse, un Joseph, un Daniel. Comme il arrive toujours, le rêve de Disraeli fut réalisé par des moyens qu’il ne pouvait prévoir, des instrumens qu’il n’eût pas choisis. Un autre romancier va nous dire quelles forces brutales, quelles forces saxonnes, s’emploient à la besogne marquée par le subtil Sidonia.


II

On connaît la fortune extraordinaire de Rudyard Kipling. Mme Th. Bentzon a dit ici, avec une compétence que jenvie[1], comment ses premiers récits ont ensorcelé le monde anglo-saxon. Sa gloire a couru, rapide et retentissante, comme une flamme sur des gargousses de poudre. Dans les îles et sur les trois continens où son idiome domine, de Londres à Calcutta, du Cap à Melbourne,

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1900.