sous le langage toujours décent d’un Anglais, les sentimens du corps de garde. Nulle trace de la religiosité puritaine, dans l’agnosticisme pratique de ces dévorateurs du globe. Il faut agir, vivre, beaucoup et à la hâte : on n’a pas le temps de méditer sur l’au-delà, l’univers qui appelle est déjà si vaste ! Leur pensée se condense en brèves formules, stoïques, utilitaires, d’une profondeur effrayante, parfois : pensées d’ Anglo-Indiens qui approchent l’abîme du nirvana, y jettent un regard furtif, se retiennent au bord et se reprennent convulsivement à la vie.
Ah ! que nous voilà loin de l’Olympe mondain où le romancier Disraeli ne daignait peindre que ses lords et ses duchesses ! La démocratie coule à pleins bords, dirait l’autre. Kipling choisit rarement ses modèles plus haut que les officiers subalternes. Il s’acoquine d’habitude avec un monde falot ou médiocre, employés civils du service colonial, capitaines marchands, tenanciers de bars dans les ports, correspondans militaires ; avec ce gros Torpenhow, war-correspondent, roi de l’information pour le Daily-Mail, qui restera comme le type inoubliable de l’espèce. Mais ses préférences le ramènent toujours dans la chambrée de Tommy, le petit soldat colonial ; il connaît le fond de cette âme rudimentaire ; il malmène son héros, se moque de lui, et il l’aime. — On demande où l’Angleterre prendra l’armée qu’elle veut se donner ? Chez les hommes rassemblés par Rudyard Kipling-, au fond de cette tourbe qu’il soulève et où il recrée les sentimens qui s’étalaient dans le camp de Wallenstein, les instincts sauvages et rapaces dans ce qu’ils ont de plus bas ; mais aussi le dévouement, le frisson joyeux du sang prêt à couler sous le drapeau de la Reine, le raffinement de l’honneur militaire dans ce qu’il a de plus sublime.
S’il fallait indiquer le récit où l’on pourra le mieux juger Kipling, son talent, le sens et la portée politique de son œuvre, je choisirais la nouvelle intitulée : L’homme qui voulut être roi. C’est la figure et l’explication de la conquête du monde par l’Angleterre. Deux drôles patibulaires, qui traînaient la savate dans le Rajputâna, se mettent en tête de conquérir le Kafiristan. Ils ont de bonnes carabines, s’en servent bien, et connaissent les signes franc-maçonniques, utiles partout. Leur entreprise réussit à souhait : chaque détail est d’une vraisemblance persuasive dans l’invraisemblable aventure ; pas plus surprenante, d’ailleurs, que les exploits de Francis Garnier et de tant d’autres. Les voilà