n’avait rien à envier dans leur destinée ; et qu’ils avaient passé leur vie à craindre ou à faire peur ? Je suis donc porté à penser que le Dialogue fut écrit vers les premières années du règne de Domitien, lu sans doute à quelques amis, retouché peut-être à diverses reprises, sans qu’il ait jamais perdu son air de jeunesse et l’ampleur de son style cicéronien, puis enfin publié dès qu’on vécut sous un prince « où l’on pouvait penser ce qu’on voulait et dire ce qu’on pensait. »
Mais voici une autre difficulté et qui n’est pas moins embarrassante. L’ouvrage est un dialogue, il met aux prises des gens qui expriment des idées très différentes. Y en a-t-il un, dans le nombre, que Tacite ait chargé de parler pour lui ? Quelles sont, parmi les opinions que soutiennent les divers interlocuteurs, celles qui lui appartiennent et qu’on peut lui attribuer avec certitude ? C’est ce que nous voudrions savoir et ce que précisément on ne distingue pas très bien. Il affirme que, pour composer son ouvrage, il n’a eu besoin que de mémoire, « qu’il reproduira fidèlement les raisons des personnages, comme il les a entendues, et la suite de leurs argumens, de façon qu’on puisse reconnaître leur caractère et le tour de leur esprit. » Il est certain qu’Aper, par exemple, est très vivant et très personnel. Il l’a montré tel qu’il devait être, passionné, violent dans la dispute, avec des sentimens de parvenu, aimant surtout l’éloquence pour les succès bruyans et les jouissances matérielles qu’elle procure. Évidemment ce n’est pas lui qui exprime la pensée de Tacite. Ce serait plutôt Maternus, l’aimable et courageux Maternus, qui maltraite les délateurs et dit leur fait aux tyrans. Mais, en sa qualité de poète, Maternus célèbre la paix des bois et les charmes de la solitude ; il conseille de fuir pour elle « le Forum insensé et glissant, » et Tacite, au contraire, au moment même où il faisait parler Maternus, ne songeait qu’à se plonger dans les périls de la vie politique. Celui qui le représente le mieux, c’est Vipstanus Messalla, un homme d’action et un homme d’études, un soldat et un lettré, tout jeune encore et déjà célèbre, « le seul qui se fût jeté dans les guerres civiles avec des intentions honnêtes. » Il est naturel que Tacite, qui semble avoir été son ami, qui ne parle jamais de lui qu’avec la sympathie la plus vive, lui ait confié, dans le Dialogue, la défense des idées qui leur étaient communes.
Nous avons du reste un moyen tout à fait certain de nous en assurer. Pour connaître quelles sont véritablement les opinions