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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/291

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II

Parmi les sciences que Messalla recommandait à la jeunesse, se trouve la philosophie. Il insiste beaucoup sur la nécessité de la connaître et montre les avantages qu’on en peut tirer. Peut-être doit-on en conclure que, lorsque Tacite écrivit son Dialogue, il éprouvait pour elle une assez vive sympathie et qu’il y eut sans doute un moment, dans sa jeunesse, où, comme presque tous ses contemporains, il s’était laissé prendre à ses charmes. Cependant, même alors, il a soin d’indiquer qu’il ne faut pas l’étudier pour elle-même, mais pour les services qu’elle rend à l’éloquence. « Il ne s’agit pas, dit-il, de construire une cité de stoïciens ; c’est un orateur que nous formons, non un sage. » Il semble qu’à mesure qu’il avançait dans la vie, l’expérience l’ait rendu moins favorable aux études philosophiques et qu’il ait cru s’apercevoir que, poussées au delà d’une certaine limite, elles avaient quelques dangers. Il le dit expressément dans plusieurs passages de ses livres, et l’on a remarqué que partout il mêle quelque réserve aux éloges qu’il fait des philosophes et de la philosophie. Il est visible qu’elle lui inspire, avec beaucoup d’estime, une certaine défiance, et comme une inquiétude, dont il ne peut se défendre. Essayons d’en démêler les raisons et la portée.

Au moment où naissait Tacite, la philosophie jouissait d’une chance très rare : elle gouvernait le monde. Pendant cinq ans au moins, Sénèque, son représentant le plus illustre, fut le premier ministre de Néron, et Trajan estimait que ces cinq années avaient été une des périodes les plus heureuses de l’empire. Cependant les honnêtes gens, qui ont joui de cette éclaircie entre deux tempêtes, en savaient peu de gré à celui qui la leur procurait. Peut-être avaient-ils attendu de la philosophie plus qu’elle ne pouvait donner, surtout dans un temps si corrompu et sous un aussi méchant prince. Il ne faut pas oublier que Sénèque n’était pas libre d’agir comme il voulait, et qu’il lui fallait permettre beaucoup de mal pour obtenir de faire un peu de bien. Néron avait déjà tué son frère ; il se préparait à tuer sa mère. Sans doute Sénèque n’a pas directement participé à ces crimes, mais il ne les a pas empêchés ; et même il paraît avoir profité du premier pour