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chose, il entendait être le maître et le paraître. Naturellement tout ce qui avait l’air de le dépasser lui faisait ombrage ; il se défiait de la noblesse, du talent, de la vertu. Cette défiance augmenta encore après les guerres qu’il soutint contre les Germains et les Daces. Ses armées n’avaient pas été toujours heureuses, et il ne voulait pas qu’on le sût. Autour de lui, on exagérait les avantages qu’on avait obtenus, on cachait avec soin les défaites. Les poètes officiels, Stace et Martial, ne tarissaient pas de chants de victoire ; mais l’empereur se doutait bien qu’on n’était pas dupe de leurs mensonges, et il sentait le besoin d’effrayer les gens pour les empêcher de parler. Ce qui accrut encore le mal, c’est que Domitien avait la prétention d’être le réformateur des mœurs publiques et s’en faisait gloire. Mais, par malheur, ce prince si sévère pour les défauts des autres était lui-même très vicieux. Il avait fait des lois rigoureuses contre l’adultère, et il vivait publiquement avec sa nièce, la fille de Titus, qu’il avait enlevée à son mari, et dont il causa la mort en essayant de la faire avorter. Ce contraste était choquant et il n’ignorait pas qu’on en était indigné. Aussi voyait-il partout des allusions à sa conduite. Toutes les fois que les moralistes attaquaient le vice en général, il lui semblait que c’était de lui qu’ils voulaient parler. Il commença par punir en détail, de mort ou d’exil, les plus illustres d’entre eux ; puis, il prit le parti de les expulser tous ensemble, sans distinction. Les philosophes de profession, qui avaient pris le petit manteau, et qui donnaient des leçons aux jeunes gens de grande famille, — ils étaient alors fort nombreux, — furent obligés de s’éloigner. Ce fut une dispersion générale ; quelques-uns se cachèrent dans les faubourgs des grandes villes italiennes ; d’autres retournèrent en Grèce ou en Asie, d’où ils venaient ; il y en eut qui s’enfuirent jusque dans les pays barbares.

Tacite arriva juste au moment où la crise était le plus aiguë, l’année même où Domitien fit mourir Senecio, Arulenus Rusticus, le fils d’Helvidius, les gens les plus honorables de Rome, et où les philosophes furent exilés. Comment l’empereur l’a-t-il reçu à son retour, et quelle fut sa situation tant que vécut Domitien, un fait permet de le conjecturer. D’après les règles qui présidaient à l’avancement dans les fonctions publiques, on pouvait arriver au consulat deux ans après la préture. Or, il s’en était écoulé quatre quand Tacite revint, et ni alors, ni