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l’émigration polonaise, jusqu’au régiment slave formé, à Constantinople, par Sadyka-Pacha. Mais, à travers ces milieux pittoresques, décrits avec autant de relief que de vérité, la figure de Mickiewicz erre tristement comme une ombre muette. Jamais nous ne la voyons rire ni pleurer ; jamais elle ne s’approche suffisamment de nous pour que nous puissions lire au fond de ses yeux. De quelle espèce d’hommes était Mickiewicz ? Que pensait-il de soi-même, de la vie, de son art ? Quelle part de son cœur donnait-il aux sentimens qu’il a exprimés dans ses vers ? Et comment, par suite de quelles ambitions ou de quelles illusions, a-t-il pu sacrifier ses intérêts, ses amitiés, son indépendance, la ferveur passionnée de sa foi catholique, pour devenir le disciple et le porte-parole d’un homme infiniment au-dessous de lui ? Autant de questions où les documens ne sauraient répondre, à moins d’être interprétés et rendus vivans. Et c’est ce que n’a point fait M. Chmielowski.

Son livre contient, du moins, une excellente analyse de l’œuvre du poète, aussi claire, aussi ingénieuse, aussi impartiale qu’on la pouvait souhaiter, et qui a, en outre, le précieux avantage de ne pas étudier les poèmes de Mickiewicz dans l’ordre de leurs genres, mais dans celui du temps où ils furent écrits. Car rien n’est plus déconcertant pour l’intelligence de bon nombre d’auteurs, et de Mickiewicz en particulier, que la façon dont les éditions de leurs ouvrages réunissent, sous une rubrique commune, des morceaux produits à des années d’intervalle. Qu’on imagine une édition de Victor Hugo où les récits de la Légende des siècles se trouveraient simplement ajoutés au premier recueil des Ballades ! C’est, exactement, le cas des poèmes de Mickiewicz. Des légendes écrites en 1829, au plein épanouissement de son génie, nous sont présentées côte à côte avec des essais de la vingtième année : et de rubrique en rubrique, dans l’édition complète, nous sommes forcés de remonter pour de nouveau redescendre, sans que même, le plus souvent, la date des différens morceaux nous soit indiquée. Mais, heureusement, l’étude de M. Chmielowski nous guide avec sûreté parmi ce désordre. L’auteur, qui ne semble pas avoir les dons du biographe, c’est-à-dire du conteur, est en revanche un critique de beaucoup de talent. Resté fidèle à la méthode de Taine, — dont il nous apprend que la souple intelligence de Mickiewicz l’avait, un demi-siècle d’avance, pressentie et déjà presque formulée, — il attache une importance considérable au « milieu, » aux conditions politiques, sociales, mondaines, qui, en effet, agissent souvent sur le développement des esprits même les plus personnels : et ainsi, après nous