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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/472

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de grâce mélodique infiniment variée. Et Mickiewicz s’apprêtait à poursuivre la composition de son drame, dont les deux actes publiés n’étaient qu’un fragment, lorsque, en 1823, son affiliation à une société secrète lui valut d’être arrêté, tenu en prison pendant plusieurs mois, et puis exilé en Russie, où il demeura de 1824 à 1829, habitant successivement Odessa, Moscou, et Pétersbourg.

Il y a, dans la vie des grands artistes, des malheurs qu’on serait tenté d’appeler providentiels, quand on songe au précieux contre-coup qu’ils ont eu sur leur œuvre. Telle fut, pour Beethoven, sa surdité, qui, en le séparant du monde, lui permit de saisir jusqu’aux nuances les plus subtiles de ses émotions. Et telle fut, pour Mickiewicz, sa relégation en Russie. Non seulement elle lui révéla sa patrie, qu’il ne devait plus revoir, mais dont l’image allait s’évoquer en lui sans cesse plus vive : le spectacle de contrées et de mœurs nouvelles, l’amitié de Pouchkine, l’obligation du silence et de la solitude, tout cela élargit son intelligence, forma son goût, affina sa sensibilité, lui donna la notion d’une poésie plus intime et plus parfaite que celle qu’il avait rêvée jusqu’alors. Désormais toute trace d’improvisation disparaît de ses vers. A l’exaltation byronienne des Aïeux succède une passion profonde, concentrée, amère sans excès d’ironie, d’autant plus frappante qu’elle se traduit avec plus de mesure et de retenue. Mais c’est dans la forme, surtout, que la rénovation apparaît clairement. Sous le rapport de la forme, les poèmes écrits par Mickiewicz durant son séjour en Russie, Conrad Wallenrod, Farys, les deux recueils de Sonnets, sont les plus beaux qu’ait jamais produits la littérature polonaise. Rythmes et rimes, force pittoresque des images, propriété des mots, tout y est parfait comme chez le plus impeccable de nos parnassiens, et sans que cette élégante justesse du détail empêche l’inspiration générale de rester toujours « romantique, » c’est-à-dire pleine d’ardeur et de mélancolie. Conrad Wallenrod a beau être une légende lithuanienne à la façon de Grazyna : on n’y retrouve plus ni la même langue, ni le même esprit. Mais surtout je voudrais pouvoir définir la merveilleuse richesse lyrique des sonnets de Mickiewicz, de ces Sonnets de Crimée où, à propos des étapes diverses d’un voyage en mer, le poète ressuscite sous nos yeux l’antique splendeur orientale, nous décrit les mille reflets changeans du soleil sur les flots, nous fait entendre la plainte des vagues mêlée aux grondemens du vent, et, de proche en proche, avec une discrétion et un charme infinis, met à nu devant nous son cœur tout entier. En vérité je vois peu de poèmes, dans toute la littérature romantique, qui égalent cette admirable série