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sent la réalité de la douleur. Le Mercure est plus explicite. Après avoir raconté le départ en voiture de Saint-Jean-de-Luz, il ajoute : « Cette heure fut bien dure à passer. Les trois Princes se regardoient souvent sans se parler que des yeux, et le profond silence que la douleur dont ils étoient pénétrés les obligeoit à garder faisoit mieux entendre leurs soupirs[1]. » La petite ville de Fontarabie avait envoyé un brigantin sur lequel le roi d’Espagne devait s’embarquer pour traverser la Bidassoa. Le duc d’Harcourt, qui accompagnait Philippe V jusqu’à Madrid, en qualité d’ambassadeur de Louis XIV, se rendit à bord le premier, et revint au bout de quelques minutes rendre compte que tout était prêt. « Le Prince (Philippe V) fondant en larmes et comme immobile, descendit du carrosse. Messeigneurs les Princes descendirent en même temps, et Monseigneur le Duc de Bourgogne se baissa fort bas en prenant congé du Roi son frère qui le tînt quelque temps entre ses bras et le serra tendrement. Ils répandirent beaucoup de larmes, et pendant que leur tendre douleur les faisoit paraître dans un état d’abattement dont toute l’assemblée se ressentoit, et leur ostoit la force de parler, M. le Duc de Berry donna des marques d’une douleur plus éclatante, mais qui néanmoins ne pouvoit estre plus vive que celle de Messeigneurs ses frères. M. le duc de Noailles, voyant que ces trois grands princes dont les tendres adieux ne finissoient non plus que leurs larmes n’auroient pas la force de se séparer, prit Sa Majesté Catholique par le bras et usa d’une espèce de violence absolument nécessaire pour abréger des momens si durs et luy donna la main pour luy aider à marcher jusqu’au brigantin où M. le duc d’Harcourt, qui venoit de prendre les devans, l’attendoit… On tira aussitost les rideaux du bâtiment où le Prince venoit d’entrer afin que sa douleur ne redoublât point ou du moins ne se continuât pas en tournant ses regards du côté qu’il venoit de quitter et d’où il auroit pu voir encore, pendant quelques momens douloureux, les chers Princes dont il venoit de se séparer… M. le duc de Beauvilliers, agissant en même temps par le même esprit et entrant dans la même pensée, voulut détourner Messeigneurs les Princes d’un objet si cher et si triste en même temps, et, pour cela, les engagea à monter en carrosse le plus promptement qu’il fut possible. Il leur releva les glaces

  1. Mercure de février 1701, p. 377 et suiv.