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le Roi m’a donnée de vous voir en passant. Il y a mis néanmoins la condition de ne vous point parler en particulier, mais je suivrai cet ordre et néanmoins pourrai vous entretenir tant que je voudrai puisque j’aurai avec moi Saumery, qui sera le tiers de notre première entrevue après cinq ans de séparation. C’est assez vous en dire de vous le nommer et vous le connaissez mieux que moi pour un homme très sûr, et, qui plus est, fort votre ami. Trouvez-vous donc, je vous prie, à la maison où je changerai de chevaux sur les huit heures ou huit heures et demie. Si par hasard trop de discrétion vous avait fait aller au Cateau, je vous donne le rendez-vous pour le retour, en vous assurant que rien n’a pu diminuer et ne diminuera jamais la sincère amitié que j’ai pour vous. »

Louis XIV avait, comme on le voit, pris ses précautions. Quelques jours avant le départ du Duc de Bourgogne, il avait fait venir Saumery dans son cabinet et s’était entretenu assez longtemps avec lui, dit Dangeau, « sur la manière dont il souhaitoit que M. le Duc de Bourgogne se conduisît à l’armée[1]. » Mais Saumery n’était pas un assez important personnage pour veiller sur le Duc de Bourgogne à l’armée, et l’entretien dut rouler bien plutôt sur cette entrevue à laquelle le Roi n’avait pas cru devoir s’opposer, mais qu’il tenait à abréger et à contraindre autant qu’il dépendait de lui. Par la lettre même du Duc de Bourgogne on a vu les conditions qu’il y avait mises. A en croire Saint-Simon, Saumery se serait acquitté des ordres qu’il avait reçus, en « argus, avec un air d’autorité qui scandalisa tout le monde[2]. » Fénelon qui, par discrétion, avait en effet quitté Cambrai, s’était hâté d’y revenir et il se trouva à la poste à l’heure dite. Le Duc de Bourgogne ne serait même pas, d’après Saint-Simon, descendu de sa chaise et Saumery aurait toujours été à son coude. Mais ce qu’il ne put empêcher, ce furent les embrassades, les mots échangés à l’oreille et surtout, les regards ardens qui trahissaient l’émotion et traduisaient la tendresse. « Le prince l’embrassa sans descendre, et, beaucoup plus des yeux qu’il avoit perçans et expressifs, témoigna ce qui se passoit en son âme que par ses paroles, quoique moins mesurées qu’à son ordinaire. L’archevêque, qui n’avoit pas les yeux moins éloquens, répondit

  1. Dangeau, t. VIII, p. 396.
  2. Saint-Simon, édit. Boislisle, t. X, p. 184.