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assujettis à une sévère discipline. Dépourvu d’ambition personnelle, il était possédé en revanche d’une idée fixe, il croyait que Dieu avait créé les Monts Alleghanys de toute éternité pour servir de forteresse aux esclaves fugitifs. Ces montagnes, il les connaissait bien, ayant été jadis arpenteur ; il connaissait des points où cent hommes auraient pu lutter contre mille. Pénétrer en Virginie avec quelques camarades, réunir les esclaves de bonne volonté, se laisser guider ensuite par les événemens, il ne voyait alors rien au delà, et cela suffit pour que des personnages tels que Théodore Parker, le docteur Howe, etc., le soutinssent de tout leur pouvoir, lui procurant de l’argent et des armes. Il va sans dire qu’ils ne se doutaient pas que leur protégé finirait par défier le gouvernement des États-Unis en s’emparant d’un arsenal afin d’armer les esclaves qui répondraient à son appel. À la tête de vingt-deux braves, le 16 octobre 1859, il s’empara de la ville de Harper’s Ferry, et avec eux défendit l’arsenal contre les troupes envoyées pour le lui faire rendre, 1 500 miliciens, plus un détachement de marins de l’État, jusqu’à ce que tous les assiégés fussent tués ou blessés. L’intrépide capitaine qui, d’une main, tâtait le pouls d’un de ses fils expirant, tenait de l’autre son fusil et continuait à commander. Lui-même tomba criblé de blessures. Un tribunal de la Virginie le condamna à être pendu, sentence exécutée le 2 décembre 1859 à Charlestown.

Selon les différens points de vue des partis, l’aventure de John Brown est criminelle ou sublime. Au Nord, on vous parle de lui presque religieusement, comme d’un martyr ; au Sud, c’est un bandit ou un fou. Le récit que Higginson intitule : Une Visite à la famille de John Brown, peut aider à résoudre le problème. Jamais il n’a rien écrit de plus ferme, de plus simple, ni de plus émouvant que ces pages arrachées à son journal toutes vivantes et palpitantes.

Un mois environ avant le supplice de Brown, il visita la famille de celui qu’il avait appelé son ami. Dans les mêmes montagnes où Washington voulait jadis en cas d’échec se réfugier avec l’armée américaine, la petite maison de bois, plantée au milieu des défrichemens, s’abritait derrière une palissade de souches d’arbres aux racines agressives. Pauvre demeure, sans autre beauté que celle de la nature environnante et avec un seul ornement, lugubre autant que bizarre, une vieille pierre funéraire toute moussue, non pas à plat pour marquer une tombe, mais appuyée