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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 3.djvu/799

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qu’à reposer et rafraîchir son esprit. Il perdit cette amie au milieu des luttes du 16 Mai, peu avant sa mort. Il exprima son désespoir à la princesse Julie en des lettres que je reproduis parce qu’elles révèlent un aspect ignoré de son caractère, et qu’elles montrent quelle ardeur d’Ame et quelle jeunesse de sentiment durèrent inextinguiblement jusqu’à la fin sous les calculs de l’ambitieux. Elles expliquent la séduction qu’il exerça, séduction que j’ai vivement ressentie, que je ressens encore lorsque j’évoque le souvenir de nos longues conversations matinales, et dont j’ai peine à me défendre lorsqu’en conscience, je suis obligé de le désapprouver.

« Ma très chère princesse, je vous remercie de votre bonne et touchante lettre qui m’a procuré le seul soulagement auquel je puisse être sensible aujourd’hui. Imaginez que je cours auprès de tous ceux qui ont connu notre bien-aimée..., et quand je puis saisir un mot qui se rapporte à elle, il me semble la revoir, et je vis encore un moment de cette illusion malheureusement si courte. Jugez ce que j’ai dû éprouver en lisant ce que vous m’écrivez sur notre amie, vous qui l’avez tant connue, tant aimée, tant admirée. J’ai été reporté tout à coup à vingt ans en arrière dans cette ville de Dieppe, où je la vis avec vous, et où je la rencontrai pour ne plus la quitter.

« Imaginez que c’est en deux heures qu’elle nous a été pour toujours ravie. Elle était occupée à soigner son mari aux dépens de sa vie, et comme elle me sentait inquiet pour elle, elle m’écrivait tous les jours pour me tranquilliser, et le 15 mai au matin, elle m’écrivait que ses forces la soutenaient. Puis tout à coup, à midi, elle tombait en syncope pour ne jamais se réveiller. Le soir son frère venait m’apporter cette nouvelle foudroyante. Mes larmes coulent sur le papier en vous donnant ces détails qui me déchirent le cœur. Vous savez, chère princesse, ce qu’était devenue pour moi cette amie incomparable. Fatigué de toutes choses, fatigué surtout de la vie la plus orageuse, j’avais trouvé auprès d’elle un asile où tout était calme, repos, douceur, bon sens exquis, bonté sans pareille, et surtout élévation de sentimens telle qu’on se sentait porté avec elle à une hauteur au-dessus de tout ce qui vous entourait. Et la personne qui me procurait tout cela était en même temps la femme la plus gracieuse, la plus élégante, la plus belle, d’une beauté douce, simple, modeste sans prétention, et vous en avez senti le charme irrésistible.