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Il est vrai qu’en traitant ces historiens avec tant de complaisance, il se mettait en contradiction directe avec Cicéron, qui, nous venons de le voir, leur est si défavorable. Mais, en réalité, Cicéron ne leur fait qu’un reproche : il trouve qu’ils manquent des qualités qui caractérisent l’orateur. C’est un défaut capital pour lui, qui définit l’histoire opus oratorium maxime ; nous, qui sommes moins amis de la rhétorique et qui trouvons qu’elle a parfois trop de place chez les historiens de l’antiquité, nous serions probablement moins sévères pour ceux d’entre eux qui ne sont coupables que de l’avoir un peu négligée. Quand Cicéron dit « qu’ils rapportent les faits sans essayer de les embellir, » c’est un reproche qu’il veut leur faire ; ce serait un éloge pour nous. Je crois donc que, dans les dispositions où nous sommes, nous aurions un grand plaisir à connaître des historiens bien informés, qui racontaient ce qu’ils avaient fait ou vu faire, et n’avaient d’autre pensée que de le raconter exactement. Nous serions très curieux de posséder les pages où le vieux Fabius Pictor décrivait ces terribles batailles avec les Carthaginois, auxquelles il avait assisté, de lire le récit des entretiens de Cincius Alimentus avec Hannibal, dont il fut le prisonnier, ou ce que Sempronius Asellio disait de Scipion Emilien, sous lequel il servit à Numance. Peut-être y trouverions-nous plus d’agrément que dans des histoires d’une forme plus élégante et d’un tour plus oratoire.

Ne pouvons-nous pas soupçonner que Tacite avait pour ces vieux écrivains les mêmes sentimens que nous, puisqu’il ne met aucune réserve aux éloges qu’il leur donne ? Quand on voit que le reproche qu’on leur faisait, et qui vraisemblablement était très juste, de manquer d’éloquence et de ne savoir pas embellir leurs récits ne l’a pas empêché de témoigner pour eux une si grande estime, il me semble qu’on est en droit d’en conclure que ce défaut ne lui paraissait pas aussi grave qu’à Cicéron, et que, par conséquent, il mettait moins que lui le souci de l’art oratoire dans son programme d’historien. Cela surprend chez un écrivain qu’on accuse quelquefois, et non sans raison, d’avoir un peu abusé de la rhétorique, mais la même conclusion se tire d’un passage de l’Agricola qui paraît, au premier abord, assez singulier. Il y met Fabius Rusticus, qui vivait sous Néron, à côté de Tite Live, et les appelle « les deux historiens les plus éloquens de Rome, l’un chez les anciens, l’autre chez les modernes. » On est fort surpris