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de recourir au marquis Wielopolski : « C’est le seul en Pologne, dit-il, qui ait la capacité et le courage de dominer la situation. » Gortschacof n’avait jamais entendu prononcer ce nom. Il appela Wielopolski. Celui-ci, avec une franchise qui gagna le cœur du vieux général, ne cacha pas son but d’obtenir l’autonomie et le retour à la Constitution de ! 8U> ; toutefois, il reconnut que dans l’état du pays, il était difficile de sauter de plain-pied 1815 ; cette solution et il consentit à restreindre provisoirement ses exigences à un certain nombre de réformes urgentes qui, sans restituer l’autonomie, y conduisaient et la supposaient admise en principe. Ce qu’il obtint ainsi n’était pas assurément tout ce qu’il désirait. Néanmoins ces conquêtes accomplissaient une révolution inespérée ; elles contenaient beaucoup et si on ne les retirait pas, il serait impossible de n’en pas laisser sortir ce qu’on retenait encore. Sûr de sa volonté, Wielopolski crut que son heure était venue et il accepta le ministère (27 mars 1862).

Il avait alors soixante ans. Grand, gros, portant des lunettes d’or, d’une démarche lente et pesante, sa personne n’annonçait pas la distinction supérieure de son esprit. Dans le cercle intime de la famille et de l’amitié, il s’abandonnait sans contrainte aux expansions d’un cœur chaud et d’une rare bonté ; il charmait pur l’entrain d’une causerie passionnée et nourrie. En public, son aspect devenait dur, renfermé, hérissé : plus aucune trace de bienveillance sur son visage hautain ; on n’y lisait que la force, la volonté, l’instinct dominateur. Il gardait habituellement le silence, ne discutant pas, n’exprimant son opinion qu’en paroles brèves et incisives ; ce qu’il ne disait pas le rendait plus imposant encore et même plus effrayant que ce qu’il disait. On l’accusait d’orgueil, reproche banal contre quiconque se sentant maître d’une pensée propre longuement mûrie, ne l’incline pas devant la contradiction du premier venant. Il passait plus justement pour être dédaigneux : habitué à juger les hommes et les choses tels qu’ils sont, il ne tenait nul compte du vulgaire sensible au fracas des phrases vides ; il ne se laissait pas plus pousser par les applaudissemens que retenir par les injures, et il avait le tort de trop le signifier par son maintien. Il y a dans une certaine affabilité polie plus de dédain que dans la hauteur, et le suprême du mépris est de juger les gens indignes même qu’on le leur témoigne. Du reste, eût-il été autre, tout sucre et tout miel, comme se montrait le général Gortschacof, il n’eût pas désarmé