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bonne grâce. De ce balcon, le spectacle est peut-être unique au monde.

Quel voyageur amoureux du passé n’a accompli, au moins une fois dans sa vie, le pèlerinage de Sienne ? Et parmi ces élus, quel est celui qui ne s’est assis, au coucher du soleil, sur le rebord de marbre de la Fonte Gaia, en face d’un des édifices les plus romantiques qui soient en Italie ? C’est l’endroit rêvé pour évoquer, au milieu du silence de la place, les fantômes des temps révolus. Eh bien ! aujourd’hui, les fantômes ont repris corps ; la vieille place s’est parée comme aux jours de sa splendeur. À l’instar du palais public, les maisons ont décoré leurs balcons et leurs fenêtres d’étoffes où le rouge et le jaune dominent. C’est plaisir de voir ces façades ridées par le temps, hérissées de têtes curieuses. Des spectateurs, il y en a partout, jusque sur les toits. Aux balcons des palais aristocratiques, les toilettes féminines jettent des notes joyeuses ; en bas, sur les gradins qui entourent la place, sur la piste, au centre de la coquille, le fond des habits sombres est constellé de taches blanches ; ici encore les contadine avec leurs gracieux chapeaux de paille contribuent à embellir le spectacle. Le Campo a cessé d’être la principale place d’une ville de province. On se croirait dans une grande et puissante métropole, car tout Sienne est là ou y sera dans un quart d’heure. Vomis par onze rues, ruelles ou passages voûtés, les dots humains continuent de se déverser dans la place. Une rumeur continue, grandissante, surgit de cette mer agitée. Le soleil, qui baisse à l’horizon, laisse déjà dans l’ombre le palais crénelé des Sansedoni, le casino des Uniti et la place tout entière. Seule la façade du palais public reste éclairée, avec la tour du Mangia perdue dans l’éther. Par-dessus les toits qui s’étagent pittoresquement en face de nous, la coupole et le campanile de la cathédrale émergent, rayonnant comme de blanches voiles au-dessus des vagues d’une mer immense et sombre.

Cirque, amphithéâtre, hippodrome, plaza de toros, le Campo évoque simultanément, à cette heure, ces images diverses : mais plus invinciblement encore, il reporte la pensée loin en arrière, aux époques décoratives. C’est la vision émouvante d’une place publique au moyen âge, un jour de cérémonie religieuse ou de fête populaire, irrégulière, pittoresque, colorée, grouillante, bruyante ; le récit des vieux chroniqueurs, quelques rares enluminures, certaines tapisseries brodées d’or et d’argent nous offrent