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subsistance et la vôtre, mon superflu même et le vôtre, est-ce identifier l’individu et la société ? Non. Quelque importance qu’aient les conditions économiques (et l’on ne saurait trop mettre cette importance en lumière), nous ne pouvons cependant les croire adéquates à la vie morale et sociale tout entière. Voici une famille riche, où les parens, les frères, les sœurs ont tout à discrétion, où le bien-être matériel de l’un, par hypothèse, n’est jamais en contradiction avec le bien-être de l’autre ; pensez-vous que, pour cette seule raison, l’union absolue y régnera toujours et que, par la seule absence des conflits économiques, la morale y sera toujours vivante ? Dans la grande famille humaine, la suppression de ces mêmes conflits serait-elle pour cela l’amour absolu et universellement réciproque ? — Nullement ; il y aurait encore, pour arriver là, maint abîme à franchir. Aussi l’identité des intérêts demeure-t-elle un but inaccessible, une idée-force, que chacun peut seulement et doit vouloir d’avance dans son cœur, pour que tous s’en rapprochent progressivement par leurs actes.

De même, est-ce une réalité ou est-ce un pur idéal que décrit à son tour M. Fournière, quand il dit : « L’autorité et la liberté seront si bien incorporées en chaque individu, et conséquemment aussi le droit et le devoir, que ces mots sans emploi disparaîtront certainement du vocabulaire[1] ? » La société future, ajoute M. Fournière, « ne croira pas plus à l’efficacité du châtiment qu’à sa justice. » Les prétendus criminels seront traités comme malades. Hormis les malades, tout le monde sera donc bon, aimant, laborieux, sobre, tempérant, etc. ! Si nous voyons aujourd’hui l’alcoolisme se développer jusque parmi les ouvrières, M. Fournière nous rassure pour l’avenir, et croit que le progrès de l’aisance guérira cette plaie[2]. De même, la prostitution ne résistera pas à une transformation économique dans le sens du socialisme. Et ainsi de suite pour tous les vices. En un mot, non seulement la face des cieux et de la terre, mais le cœur même de l’homme et de la femme sera changé. L’optimisme communiste est presque sans limites. Admettons cependant que ces beaux rêves se réaliseront un jour, tout au moins que l’on s’en rapprochera sans cesse, il n’en demeure pas moins certain qu’aujourd’hui nous sommes loin d’un tel idéal, que nous sommes membres solidaires d’une société toute différente, que cette

  1. L’Idéalisme social, p. 290.
  2. Ibid., p. 199.