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l’homme pour objet n’est qu’imparfaitement une science. A la complexité de la nature humaine s’ajoute ici, pour rendre tout résultat plus précaire, la complexité des rapports sociaux. D’autre part, si la psychologie collective, en tant que science, est récente, elle est, en fait et en pratique, aussi vieille que la société elle-même. Ceux qui, de tout temps, ont su parler aux foules et les manier en appliquaient d’instinct les règles ; les orateurs, les chefs d’État, et aussi les auteurs dramatiques, en possédaient les secrets ; Shakspeare, dans une scène fameuse de Jules César, les mettait en action avec une sûreté qui ne laisse rien à désirer ; et les écrivains de notre littérature classique, si profondément sociale, ont par avance réuni pour elle une riche provision de matériaux. Enfin, il n’est aucun d’entre nous qui ne fasse au jour le jour de la psychologie collective sans le savoir ; et beaucoup des remarques que nous trouvons dans les livres des plus ingénieux représentans de cette science nous surprennent d’abord par leur air de banalité. Il reste que ces remarques prennent une valeur nouvelle par leur liaison en système, et qu’elles entraînent des conséquences dont le littérateur, l’historien, le moraliste et même l’homme politique peuvent tenir compte.

La psychologie collective est d’abord la psychologie des foules. Qu’est-ce donc qu’une foule ? Pour la constituer, est-il besoin d’un grand nombre de personnes et suffit-il que ces personnes se trouvent ensemble ? Ni l’un ni l’autre. Mais imaginez que plusieurs personnes qui diffèrent par le caractère, par la condition sociale, par la culture se soient groupées, en nombre d’ailleurs plus ou moins considérable, dans un même endroit : supposez qu’elles soient réunies en vue d’un même but à atteindre et par une émotion commune. On constate alors un singulier phénomène. De cette collectivité se dégage un esprit qui n’est pas la somme de tous les esprits individuels, mais qui en est le produit, différent tout à la fois et de chacun d’eux et d’eux tous. Cet esprit collectif se substitue en chacun des individus à son esprit propre ; en sorte que, sa personnalité s’effaçant, l’individu qui fait partie d’une foule pense, sent, agit autrement qu’il n’eût fait s’il eût été laissé à lui-même. C’est là un fait attesté par toute sorte d’exemples. Consultons l’histoire. En temps de révolution, il arrive maintes lois que des hommes d’un caractère paisible s’associent aux actes violens commis par la foule ; dans les assemblées délibérantes, des membres connus personnellement pour leur libéralisme s’associent à des mesures de proscription ; au théâtre, des spectateurs dont les mœurs sont parfaitement cyniques sont en toute sincérité