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garanties par des hypothèques sur le fonds commun[1]. Chacun conserve pourtant, en cette communauté, sa personnalité : c’est l’individualisme dans le communalisme ou le sociétarisme ; chacun travaille librement, suivant ses aptitudes et ses facultés, dans le groupe de travail qu’il a librement choisi. Chacun est rétribué suivant la triple proportion du capital, du travail et du talent ; et de la sorte, dans le phalanstère, sous le commandement des unarques, chefs des phalanges, et de l’omniarque, chef de cette société de sociétés[2], le monde goûte enfin la félicité et la paix. Beau rêve où reviennent des réminiscences de Morelly, dont la tribu était proche parente de la phalange ; rêve que le monde a déjà fait plus d’une fois depuis les Frères moraves, et auparavant, avec toutes les Spensonias et toutes les Oceanas, avec toutes les Utopies et toutes les Cités du soleil, mais qu’il recommence sans lassitude ni désillusion, avec toutes les Icaries et toutes les Crécheries, avec toutes les Cités nouvelles. De telles idées déposent et se cristallisent dans le cerveau des hommes : plus ils sont ou plus ils se sentent malheureux, plus désespérément, c’est-à-dire avec de plus folles espérances, ils s’accrochent aux marchands de bonheur. En vain on se moquera des folies authentiques des Saint-Simoniens et des Fouriéristes, des processions de Ménilmontant, de l’homme-femme, de la « papillonne, » des « diablotins, » des « gammes, pivots et amitiés en quinte superflue, » des « amours en tierce diminuée[3] ; » en vain on rira de ce qui est en effet ridicule dans le saint-simonisme et le fouriérisme. On s’en est vraiment trop moqué, et l’on en a vraiment trop ri. Mais, pour qui réfléchit à l’évolution moderne des idées sur le Travail, sur le Nombre et sur l’Etat, il n’y a pas de quoi se moquer si haut et rire ; si fort, car Saint-Simon et Fourier, les Saint-Simoniens et les Fouriéristes, et tout ce qu’on a dans la suite nommé le saint-simonisme et le fouriérisme, ont fait beaucoup pour elles. Ils ont fait beaucoup pour l’idée moderne du Travail, en lui attribuant dans leurs constructions

  1. J. -G. Bouctot, ouv. cité, t. I, p. 102.
  2. La hiérarchie fouriériste est pleine de « magnais, » de « magnates, » et de « sceptres gradués. » Il y a une « régence » et un « aréopage : » mais ce ne sont que des « consultans passionnels. »
  3. Comme Saint-Simon, Fourier se propose de multiplier par l’association le bénéfice du travail, et il veut que tous soient sûrs de pouvoir travailler. A son avis, « l’omission ou le refus du droit au travail est l’erreur la plus choquante des théories dites libérales. »