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Seine ; et on peut l’observer sur presque tous les fleuves dont l’embouchure est soumise aux fluctuations de la marée. C’est une lutte entre le flot de l’Océan, qui monte, et le courant du fleuve, qui descend. A l’époque des grandes marées, si la mer est houleuse et si le vent souffle en tempête du côté du large, le choc des deux courans produit une intumescence qui prend la forme d’une série de rouleaux écumeux. Ces rouleaux atteignent quelquefois deux et trois mètres de hauteur et remontent le fleuve avec une vitesse effrayante, que l’on peut évaluer de sept à huit mètres par seconde[1]. Ils sont légèrement infléchis au centre, sous la pression du courant fluvial ; ils s’avancent en tournant sur eux-mêmes comme des serpens gigantesques, présentent la forme de croissans dont les cornes déferlent avec fracas, se brisent en fusées étincelantes contre les berges, et sont en quelque sorte l’avant-garde de la grande nappe de marée. L’ascension de la mer suit, en effet, presque immédiatement le mascaret. Cette barre mobile n’est pas une simple ondulation qui passe, mais un premier flot avertisseur qui précède le grand flot marin et en est pour ainsi dire la tête. Des bateaux mal aménagés, non pontés, d’un faible tonnage, surpris par un mascaret violent, ont souvent éprouvé de sérieuses avaries, ont pu même sombrer presque sur place ; et le fond de la Seine est tapissé en maints endroits de leurs épaves. Mais les mouvemens de la navigation peuvent cependant s’accommoder assez bien de ce raz de marée qu’on peut toujours prévoir, dont on connaît exactement l’heure d’arrivée et la force de propulsion, et dont il est en somme toujours assez facile de se garer.

Tous les bateliers, en effet, savent qu’il est possible de naviguer sans aucune chance d’accident et sans imprévu entre Rouen et Tancarville à toutes les marées. Cela tient à une particularité curieuse du régime maritime et fluvial de la Seine, assez mal expliquée d’ailleurs, comme tout ce qui se rapporte au phénomène du mascaret, lequel renferme encore, au dire des ingénieurs, bien des inconnues difficiles à dégager[2]. A peu près à mi-distance entre Rouen et Tancarville, à l’entrée de la grande boucle occupée par la forêt du Trait, à l’extrémité Sud de laquelle on peut admirer les magnifiques ruines enguirlandées de lierres de l’abbaye de Jumièges, le mascaret ne se fait jamais

  1. Partiot, Mémoire sur le Mascaret. Annales des Ponts et Chaussées, 1880.
  2. Lavoinne, la Seine maritime et son estuaire.