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Or, un soir, il s’assoupit devant l’effigie, engourdi dans sa contemplation quotidienne, sans se préoccuper d’un vaisseau plein de vernis qui chauffait, sur un petit fourneau, dans un bain de sable. Une braise ardente, ayant roulé du foyer sur le sol, enflamma quelques chiffons imbibés d’essence, par quoi le feu gagna de proche en proche et dévora des planchettes de bois sec, dressées dans un coin. Celles-ci tombèrent sur le pot au vernis qui se mit à flamber. Les étincelles rouges voltigèrent à travers l’atelier, et des tourbillons fuligineux enveloppèrent l’effigie. Et Mohammed Al ben Azziz crut voir en songe un ange dont les ailes noires, largement déployées, se replièrent sur sa statue. Et les yeux de cet ange dépassaient en éclat toutes les constellations du ciel. Sa figure, belle et régulière, était pareille à celle d’une femme ; et sa longue robe sombre ne laissait rien deviner de son corps. Reconnaissant Azraël, le messager de la mort, le peintre pensa que sa dernière heure était venue, et il baisa la terre devant l’envoyé d’Allah. Mais, comme la créature céleste, ne s’occupant point de lui, avait tout l’air, au contraire, de vouloir emporter le portrait de Celindaja entre ses ailes, il se dressa sur ses pieds, — car la jalousie et la colère parlaient, dans son rêve, encore plus haut que son habituelle prudence, et il se précipita au secours du simulacre qu’il avait créé.

— C’est moi ! hurlait-il en proie à son cauchemar et sans s’apercevoir que les flammes léchaient sa robe, — c’est moi qui ai modelé cette jeune fille, entends-tu ! Et si tu as le droit d’enlever ceux qu’Allah a rayés du livre, et seulement quand le fruit lumineux s’est éteint sur l’arbre de vie, tu n’as pas le pouvoir de voler cet objet qui est mon bien et où est passée mon âme, au prix de mon éternel salut !

Mais l’ange ne semblait pas l’entendre. Il avait enlacé dans ses immenses ailes noires la poupée qui paraissait maintenant vivre, palpiter et se fondre à leur contact, tandis qu’au-dessus de sa tête, où fulguraient les joyaux, les yeux de l’être surnaturel envoyaient deux faisceaux d’une lumière aveuglante. Alors Mohammed s’élança contre le ravisseur, saisit l’image dans ses bras. Il se réveillait à peine, qu’il flambait avec elle à la manière d’une torche ; la cire ardente l’enduisait de la poitrine jusqu’aux pieds. Il s’abattit dans le brasier en défiant encore Azraël, qu’il crut voir planer au-dessus de lui avec ses yeux flamboyans. Le plafond s’effondra, et ce ne fut plus qu’un vaste bûcher qui