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Il ne se souciera d’observer ni la diversité que la nature met entre les individus, ni la logique intérieure aux passions : c’est lui-même qu’on retrouvera dans tous ses personnages, agissant et dialoguant au gré de sa fantaisie et au mépris élu bon sens. S’applique-t-il à l’histoire ? Il ne saura que nous dire les émotions personnelles que suscitent en lui les images défilant sous ses yeux. Ces images elles-mêmes s’ordonneront et se teinteront de façons différentes, suivant qu’il sera organisé pour apercevoir certaines formes et certaines nuances plutôt que d’autres. En sorte que c’est toujours à lui, à l’espèce de sa sensibilité, à-la constitution de son esprit, qu’il en faut revenir.

Victor Hugo a été ce lyrique dans les recueils antérieurs à 1850, dans son théâtre, dans ses romans. Mais peu à peu il se lasse des thèmes ordinaires du lyrisme de son temps : émotions de l’amour, sentimens de famille, hymnes à la nature, célébration des gloires nationales. Les circonstances de sa vie vont lui ouvrir d’autres horizons. Il devient un homme politique ; et, si la politique a nui à beaucoup d’écrivains, on ne saurait dire combien elle a été utile à Victor Hugo. Je ne songe pas même à l’essor inouï qu’elle a fait prendre à sa renommée. Mais elle a fait entrer dans ses préoccupations ordinaires certaines données sur lesquelles son imagination a commencé le travail qui lui était propre. Liberté, progrès, justice, droit des individus, destinée des peuples, avenir de l’humanité, à mesure que ces mots s’imposent à son esprit, ils commencent d’y faire leur travail de création d’images et déroulent aux yeux du poète d’immenses fresques où les siècles passés font cortège aux événemens contemporains. Puis l’ébranlement causé chez Victor Hugo par ce qui fut la grande douleur de sa vie, la fin tragique de sa fille Léopoldine, l’incline par une pente qui n’est que trop naturelle aux rêveries sur la mort. Enfin, c’est la vieillesse qui arrive. Or, tel est l’ordinaire progrès qui se fait dans notre pensée. Tant qu’un sang jeune circule dans nos veines et que la sève, au retour de chaque printemps, monte intacte à notre cœur, il nous suffit que la réalité s’enveloppe d’un manteau superbement brodé, et nous lui sommes assez reconnaissans de la fête qu’elle donne à nos yeux. Puis, nous nous passionnons pour les objets qui de tout temps ont sollicité les hommes à l’action, et nous voulons, nous aussi, posséder ce qui a causé tant de disputes. Puis, le bruit s’apaise, l’illusion se décolore ; il nous vient un désir de savoir ce qu’il y a derrière ces apparences dont le jeu a cessé de nous suffire. Quel visage se cache sous le voile de l’éternelle Isis ? Ne pourrons-nous pénétrer jusqu’à la cause et mettre sous nos pieds les terreurs de l’Achéron ? Cette