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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/154

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45 000 francs, le passif continua à grossir. Le directeur avait beau affecter au paiement du loyer le produit de ses tournées personnelles en province, son exploitation le laissait en déficit d’environ 70 000 francs. Au début, Antoine s’appliquait simplement à imiter Got, Coquelin et les artistes qui avaient enthousiasmé sa jeunesse ; peu à peu sa personnalité se dessinait ; son effort prenait une signification littéraire. Il se sentait une responsabilité et tenait à honneur de se monter à l’égal de son rôle. Il n’avait pas de système et la pratique chez lui créa la théorie.

Il comprit que ce n’est pas tout de savoir harmoniser les groupes, occuper les personnages muets, promener l’action sans l’interrompre et éviter de laisser un coin des planches froid et vide trop longtemps. Il s’aperçut que la scène était encombrée de traditions, d’habitudes, de tours de métier ; que non seulement le théâtre classique, fait de récitation et de discours où il y a plus d’humanité que de vie réelle, s’était surchargé avec le temps de virtuosités et de morceaux de bravoure, mais même que le genre « noble » avait débordé et s’était maintenu dans la mise en scène du répertoire moderne. Les portes continuaient à s’ouvrir à deux battans devant les acteurs, sans qu’ils prissent la peine de tourner les serrures, qui d’ailleurs en étaient absentes.

Il vit aussi qu’en matière de décor la science du « tableau » ne suffit pas ; que bien des directeurs, avec un sens très vif de l’ « agrément, » finissent par le tapissier ou par la féerie ; mais qu’il faut surtout mettre le cadre « à l’échelle » de l’action et s’attacher à « créer l’atmosphère, » pour que le texte marche bien. Le manque d’argent, qui le forçait à tout faire par lui-même et à n’engager que des inconnus, facilita indirectement les réformes d’Antoine. Il n’est pas commode d’obliger des comédiens « arrivés » à changer une inflexion de voix, à dire une phrase autrement qu’ils ne la comprennent, qu’ils ne « l’ont dans les jambes, » suivant l’argot de coulisses.

À un artiste consommé, tel que Delaunay, qui se piquait d’imiter Firmin, lequel lui-même imitait Molé, le « semainier » des Français aurait-il pris la hardiesse d’observer que Molé vivait sous Louis XVI et que, selon le mot connu, « les anciens sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant ? » Est-il bien sûr d’ailleurs que le public eût approuvé, sur une scène officielle et consacrée, les tentatives qu’il applaudissait au