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plains le sort des émigrés dont les biens vont être vendus s’ils ne se dépêchent d’arriver. Mais, s’ils arrivent, ce sera le nôtre qui répondra : l’alternative est dure. En attendant, nous allons nous en aller à Marolles, bien tranquillement en famille, y passer notre hiver, sans voir un chat, car on nous boude bien fort à Coulommiers. »


On excusera ces citations, qui s’éclairent par leur rapprochement. Mme de Marolles n’y dit pas toute sa pensée, dont elle n’est pas très sûre elle-même, et que l’inexpérience de sa plume sert parfois assez mal. Elle nous renseigne néanmoins sur deux ou trois points obscurs, qui ont leur importance pour l’histoire d’une fraction de notre société durant l’agonie du pouvoir royal. Les projets, les chances de l’émigration et de ses appuis européens, cette hantise domine toutes les autres ; on y pense toujours, alors même qu’on n’en parle pas, ou qu’on n’en parle qu’à mots couverts. Comme le jeune Charles, lorsqu’il faillit émigrer, sa mère et ses proches, à l’exception du père, paraissent ballottés entre deux sentimens : — une secrète complicité du cœur avec ces amis naturels, restaurateurs probables de l’ordre ancien, une communauté d’attachemens et d’aspirations avec eux ; — la crainte de leurs succès et de leurs excès possibles, d’autre part, crainte d’autant plus vive qu’on a déjà trempé le petit doigt dans l’œuvre révolutionnaire, qu’on est, malgré tout, Madame la Députée, et qu’il sera humiliant de se voir jetée à la porte par les revenans de Coblentz. Tantôt on raille leurs « chimères, » on se montre sceptique sur leurs ressources militaires ; tantôt on les attend avec angoisse, ils vont tout dévorer, tout anéantir dans leur « rage. » Songeons à la multitude de gens qui pensaient comme Mme de Marolles, au-dessous d’elle, avec moins de ménagemens intimes pour ces émigrés si menaçans ; leur préoccupation constante explique bien des choses, et tout d’abord les dispositions que nous surprenons dans ces lettres à l’égard du roi, de la Cour.

On en a vu le mélange : une habitude de respect et d’obéissance, un reste de tendresse, de la pitié ; mais aussi des critiques chaque jour plus vives, un agacement de ce milieu légiférant contre les résistances de l’exécutif, qui sont « la cause de nos maux ; » des soupçons graves, enfin. Dans le monde même de Mme de Marolles, on croit au « complot » du Château pour la journée du Dix-Août. Elle est bien remarquable, cette rapide fortune de la légende calomnieuse, ancrée jusque dans les esprits