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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/264

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Strasbourg en 842 entre les fils de Louis le Pieux ; mais, pour n’avoir pas été noté jusque-là par l’écriture, le latin parlé n’en existait pas moins en Gaule depuis plusieurs siècles. Il avait été importé d’Italie ; mais le fait de cette importation n’avait produit aucune interruption dans l’évolution qu’il poursuivait depuis qu’il avait, à la suite des armes romaines, conquis l’Italie avant de conquérir tout l’Occident de l’Europe. Et on ne peut pas davantage s’arrêter là. Ce latin que propageait la conquête avait évolué pendant des siècles innombrables avant de franchir les limites du Latium. Il n’était à son tour qu’une variété dialectale, fort altérée, de l’idiome jadis commun aux Indo-Perses, aux Grecs, aux Slaves, aux Germains, aux celles et à plusieurs autres peuples. Et si la comparaison des langues de ces divers groupes ethniques permet jamais, — ce qui n’est pas encore le cas, — de restaurer la forme qu’avait leur commun idiome, cette forme sera encore séparée de son point de départ, commun peut-être à toutes les langues humaines, par une évolution d’une incalculable durée. Cette chaîne, cent fois ou mille fois séculaire, se subdivise à l’infini à mesure qu’on s’éloigne du lointain point de départ ; chacun des chaînons subit constamment d’intimes et insensibles transformations dont la succession échappe à nos yeux là où les documens nous font défaut. Pour le latin, — comme pour le français douze siècles plus tard, — nous ne pouvons les suivre sûrement qu’à partir des premiers textes écrits, et depuis elles nous sont souvent cachées par les enveloppes artificielles qui recouvrent le vivant tissu ; mais la chaîne interrompue n’en relie pas moins, pour la forme et pour le sens, les mots que nous proférons aujourd’hui à ceux qu’ont formés les premiers de notre race qui ont modulé le cri humain en articulations exprimant leurs sensations, leurs sentimens rudimentaires et leurs vagues pensées. C’est ce que, pour nous en tenir à la branche française, — définie comme elle l’a été tout à l’heure, — de cette immense et merveilleuse ramification, le Dictionnaire de Littré a fait voir à tous ; c’est cette notion qui est la base inébranlable de la connaissance que nous pouvons avoir de l’essence même et de l’histoire de notre langue. Et le grand lexicographe lui-même a exécuté son œuvre conformément à cette notion de la continuité et de l’évolution beaucoup plus qu’à son idée préconçue, un peu arriérée et un peu incertaine, d’asseoir l’usage moderne sur l’usage antique. Il est