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moi… Quand le moment de notre séparation est venu, je ne pouvais hésiter ; ma mère, mes enfans attendaient impatiemment la campagne. C’est leur plaisir. C’est un grand bien pour leur santé. Ils y comptaient. Ma mince fortune, dont il faut bien que je m’occupe pour eux, m’y obligeait. Je me suis promis que dans ma vie publique, jamais, même pour mes enfans, les considérations de fortune n’exerceraient sur moi la moindre influence. Raison de plus pour que j’en tienne quelque compte dans la vie privée. Je vous ai quittée en essayant d’étouffer près de vous mon chagrin pour vous aider à étouffer aussi le vôtre. J’ai eu tort. Si vous aviez vu ce qu’il m’en coûtait de vous quitter, votre chagrin fût resté le même : mais une minute d’injustice, une minute d’humeur contre moi eût été impossible.

« Dites-moi que vous n’êtes pas injuste, que votre humeur ne s’adresse pas du tout à moi, qu’elle porte uniquement sur l’imperfection, l’amère imperfection de notre relation, de notre destinée. Dites-moi cela, pensez-le toujours. Et même loin de vous, même sous ce fardeau si lourd de l’absence, je me sentirai le cœur confiant et ferme, je reprendrai mon rêve, le rêve de vous rendre heureuse, heureuse malgré tout ce qui nous manque, malgré mes cruels souvenirs…

« Votre plus grand défaut est de ne savoir vous plaire qu’à ce qui est parfait. Défaut qui me chagrine et me désole. Quand je vous vois repousser avec un si fier dédain tout ce qui est médiocre, ou lent ou froid, ou insuffisant, ou mélangé, tout ce qui témoigne en quelque manière que ce soit de l’imperfection de ce monde, je vous en aime dix fois davantage. Et puis quand je vous vois triste et ennuyée, je vous voudrais plus accommodante, moins difficile. Je mens, restez comme vous êtes, même à condition d’en souffrir. Je le préfère infiniment. Je vous voudrais seulement pour vous-même, un peu plus de goût pour une occupation quelconque, lecture ou écriture, pour l’exercice solitaire et désintéressé de la pensée. Vous n’y perdriez rien et vous vous en trouveriez mieux. Mais vous n’aimez que les personnes, il vous faut une âme en face de la vôtre. »

On voit que, bien qu’ils ne soient entrés en confiance vis à-vis l’un de l’autre que depuis peu de temps, ce temps, en dépit de sa brièveté, a suffi à Guizot pour faire le tour de cette âme qui s’est donnée à lui avec une sorte de violence et qu’il la connaît bien. Mais, cette connaissance qu’il a d’elle éclate avec une