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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 5.djvu/411

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bourgeois, et ce n’est pas assez, vraiment, pour juger la classe à laquelle appartient Peter Plum. Cette classe haïssait l’art et la beauté ; la science même lui était suspecte à moins qu’elle ne lui mit dans les mains un instrument de pouvoir et de fortune. Son esprit était étroit, hargneux, jaloux, ses mœurs ennuyeuses, sa religion purement littérale, vide de sympathie, dénuée d’idéal, plus juive que chrétienne. Pourtant elle avait ses vertus, des vertus agissantes et efficaces : elle était énergique, laborieuse et pure. Rowlandson avait tort : ces gens-là ne dormaient pas. Ils priaient et travaillaient. Spectateurs silencieux et moroses des folies des hautes classes, ils ramassaient leurs forces et attendaient leur jour, qui ne devait plus tarder. Ils avaient déjà fait deux révolutions, l’une politique et l’autre religieuse ; ils allaient accomplir une révolution économique et industrielle qui, comme la nôtre, a ébranlé le monde entier et qui dure encore.

Cette grande crise, — dont les conséquences morales et sociales, impossibles à prévoir pour le caricaturiste qui en fut la victime, sont aisées à déduire pour l’historien, — aurait à jamais fait disparaître l’ascendant de la vieille aristocratie territoriale si elle ne s’était convertie juste à temps pour conserver une part de ce domaine où, longtemps, elle avait régné seule. Qui la sauva ? Ce fut la guerre. C’est dans la guerre que celle société jeta son énergie, la purifia, la régénéra, la tourna au bien et au grand. Dans certaines familles, on s’inquiète de l’avenir d’un garçon qu’on ne peut ni discipliner, ni occuper, ni satisfaire et qui trouble toute la maison, en attendant qu’il la ruine. « Que ferons-nous de ce sacripant ? — Faites-en un héros ! » Tel fut le dénouement de la crise pour la société anglaise. Sans la guerre, qu’eût été Wellington ? Un politicien de village. Et Nelson ? Un écervelé, mené en laisse par des courtisanes. Ce qu’ils furent, nous ne le savons que trop. Leur histoire morale est celle de toute une classe, de toute une génération. Il devrait y avoir, dans le vestibule du Carlton Club, une statue de Napoléon avec cette inscription : « Au sauveur de l’aristocratie anglaise. »


AUGUSTIN FILON.