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Parlement tolère et ce qu’un Parlement défend ; il connaissait les susceptibilités républicaines, et les concessions apparentes ou réelles au prix desquelles on les pouvait dompter. L’armée l’accepta facilement pour chef : M. de Freycinet, lui rendant bonne grâce pour bonne grâce, mit au service des intérêts militaires son habileté de parlementaire consommé. Le suprême talent du parlementaire, lorsqu’il détient une part de l’exécutif, est de gouverner par lui-même et d’obtenir du Parlement ce silence implicitement approbateur qui est la plus exquise récompense d’un ministre : ainsi fit M. de Freycinet. En deux feuilles de papier, préparées sans bruit, publiées sans apparat, il éleva l’armée au-dessus des vicissitudes de la politique, dans la mesure où le permettait la Constitution.

Le décret du 26 mai 1888 établit que le généralissime désigné, le major général désigné, les commandans d’armée désignés, feraient partie, de droit, du conseil supérieur de la guerre, et seraient consultés obligatoirement, au sujet de toutes les questions intéressant la défense du territoire et la mobilisation des troupes : représentant des compétences militaires, le conseil supérieur pourrait désormais créer, dans les hautes régions confiées à ses soins, une atmosphère durable, et concerter des traditions dont les ministres successifs deviendraient, chacun avec sa personnalité propre, les légataires et les exécuteurs.

Le décret de mai 1890 institua l’état-major général de l’armée. Jusque-là, chaque ministre de la Guerre amenait avec lui son chef d’état-major, qui s’en allait avec lui : au gré des députés qui faisaient et défaisaient les ministres, le travail préparatoire de la défense nationale risquait de changer de direction ; l’unité des plans, la continuité des vues, les études et les essais à longue échéance, étaient rendus impossibles ; et le maréchal de Moltke, titulaire de son poste pendant trente années, disait avec fierté de l’état-major allemand : « Cette force, nos ennemis peuvent nous l’envier, mais ils ne la possèdent pas. » M. de Freycinet, en juge exact des opportunités, sentit l’heure venue de donner au maréchal de Moltke un démenti. L’état-major général, tel qu’il le définit, devenait « un service délimité et autonome, essentiellement technique, à l’abri des fluctuations politiques ; » il fut entendu désormais que les ministres pourraient passer et que le chef d’état-major resterait. En temps de paix, cet officier général établirait, entre le futur commandant en chef de l’armée