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cette fluidité, et l’on a fini par s’apercevoir que le dernier triomphe de l’amour libre, c’est de tuer l’amour. Le dernier triomphe de l’humanitarisme sera d’enlaidir l’humanité en la dispensant de cette divine souffrance, le devoir, — de cette souffrance qui fait en quelque mesure coopérer chacun de nous à la rédemption d’autrui.

La France à son tour — vieille France de Jeanne d’Arc ou jeune France de Gambetta — se lasserait bientôt d’elle-même et finirait par lasser l’humanité, si, faisant bon marché de sa « rigidité » nationale, elle s’abandonnait au rêve « fluide » de devenir la patrie de l’humanité au lieu de rester, avant tout, la patrie des Français, si elle aspirait à être une Grèce de décadence, à plagier le cosmopolitisme de l’ancienne Alexandrie, à se transformer en une façon d’Eden, pandémonium de tous les scepticismes et de tous les dilettantismes, où conflueraient, pour se regarder et s’admirer entre elles, les intelligences, petites ou grandes, de toutes les nations. Dans cette France-là, sans doute, le patriotisme cesserait d’être importun, et les « traîneurs de sabre » s’en exileraient ; mais de quelques fulgurations qu’elle s’illumine et quelque messianisme qu’elle affecte, cette France-là serait-elle encore la « douce France ? » Serait-elle encore ce patrium solum, ce sol des pères, que définit quelque part Bossuet, cette terre où les humbles se sentent chez eux tout comme les grands, et les simples tout comme les « intellectuels, » cette « mère et nourrice commune » qui les unit, les uns et les autres, et qui les « lie par quelque chose de fort, » puisque, les ayant « portés et nourris » de leur vivant, elle les « reçoit en son sein, quand ils sont morts ? » Jamais la France ne projeta sur le monde des rayons plus clairs, et surtout plus purs, qu’au temps où l’évêque de Meaux, dans sa Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, célébrait avec cette émouvante vigueur « la terre où l’on habite ensemble. » L’humanité a besoin, pour garder la France comme lumière, comme verbe et même comme parure, que la France ne cesse point d’être la patrie française.


GEORGES GOYAU.