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il se glissa sous ce trottoir et y resta couché à plat en se servant de son sac comme d’un oreiller.

Depuis on a comparé cette aventure aux débuts de Franklin, arpentant lui aussi les rues de Philadelphie, un pain sous le bras ; on a établi des parallèles entre deux carrières qui ont en effet de grandes analogies ; on a même déclaré que l’autobiographie de Booker Washington avait de nos jours atteint et influencé plus d’âmes que jadis, aux temps coloniaux, la Science du bonhomme Richard. En voici les premières pages écrites avec une simplicité presque biblique. Elles nous initieront aux débuts du futur éducateur d’une race, tandis qu’il dort d’un lourd sommeil sous les pieds des passans attardés qui font résonner au-dessus de sa tête le trottoir de bois.

« Je suis né esclave sur une plantation du comté de Franklin, Virginie ; je ne suis pas sûr du lieu ni de la date de ma naissance, mais, quoi qu’il en soit, j’ai dû naître quelque part, à un moment quelconque. Autant que j’ai pu m’en rendre compte, ce fut vers 1858 ou 1859. Mes impressions les plus lointaines sont celles de la plantation et du quartier des esclaves. Ma vie commença dans de misérables conditions : non pas cependant que mes maîtres fussent particulièrement cruels ; ils étaient meilleurs que bien d’autres. Je vins au monde dans la case typique de bois rond, large de quatorze pieds sur seize ; là je vécus avec ma mère, un frère et une sœur, jusqu’à ce que la guerre civile nous eût affranchis. Je ne sais pas grand’chose de mes parens. Ma mère avait probablement attiré l’attention d’un acheteur qui devint ensuite notre maître à tous les deux : son entrée dans la famille noire de la plantation n’avait pas eu sans doute plus d’importance que celle d’une nouvelle tête de bétail. Sur mon père je suis moins renseigné encore ; on m’a dit qu’il était blanc. Il ne s’intéressa jamais à mon existence, et je ne le lui reproche pas ; lui aussi était victime à sa manière d’une institution désastreuse.

« La case n’avait pas de fenêtres : l’air, la lumière, le froid aussi, entraient par des ouvertures pratiquées de côté. Ce qu’on appelait la porte s’attachait mal à des gonds trop lâches. En fait de plancher rien que de la terre battue avec un trou couvert au milieu pour loger la provision de patates. Si nous souffrions du froid pendant l’hiver, nous avions terriblement chaud l’été, notre case étant aussi la cuisine de la plantation.