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ce fut la réaction qui se produisait parmi les siens, mécontens, réflexion faite, qu’il n’eût pas exigé pour le nègre des droits plus étendus ; car enfin il avait prononcé dans son fameux discours des mots comme ceux-ci : « Il est juste que nous profitions de tous les privilèges que la loi accorde, mais il est infiniment plus important encore que nous soyons préparés à l’exercice de ces privilèges. Pour le moment, nous tenons plutôt à obtenir le droit de gagner cent sous dans une fabrique que celui de dépenser la même somme dans une salle d’opéra. »

Et encore : « Pour toutes les choses purement mondaines, nous pouvons, blancs et noirs, être aussi séparés que le sont les cinq doigts et cependant n’être qu’un, comme la main n’est qu’une, dans tout ce qui est essentiel à nos progrès mutuels. »

C’était là de bien humbles revendications, au gré des plus pressés parmi les citoyens de couleur ; mais la générosité des actes de Washington fit pardonner la réserve de ses paroles. Les parens dont il élève les fils ne peuvent que lui être dévoués. De même, il s’est depuis longtemps réconcilié avec le clergé nègre qui, à la suite de certaines dénonciations qu’il eut le courage de publier, s’est épuré de toutes manières. On lui en voulut d’abord si cruellement que certains missionnaires défendaient aux gens d’envoyer leurs enfans à l’école de Tuskegee. L’un d’eux, par parenthèse, avait son fils dans cette école et l’y laissa, tout en vociférant contre elle. Puis peu à peu une enquête éclaira le jugement des évêques de couleur, et le résultat de l’orage soulevé ainsi fut une très heureuse réforme.

Booker Washington devenait sous tous les rapports le guide autorisé de son peuple. Après l’exposition d’Atlanta, certains journaux, certains organisateurs de conférences, lui firent des offres tentatrices. Il refusa en disant que son œuvre était à Tuskegee, qu’il parlait librement sur les sujets qui lui tenaient au cœur, et qu’il n’entrerait dans aucun arrangement d’un caractère purement commercial.

Malgré ce refus, il est souvent en route, et son autobiographie s’est trouvée tracée d’une façon fragmentaire entre deux trains, sur une table de la salle d’attente ou en wagon. On le réclame partout et partout il rassemble des foules. C’est pour lui un sujet d’étonnement, car il n’y a pas de modestie plus sincère que la sienne. Très nerveux, très impressionnable, il s’imagine toujours avoir laissé de côté le nécessaire.