des préjugés les plus présens et même les plus passés. Il est
bien un des derniers échos du siècle des Fourier, des Proudhon,
des Renan, des Taine, des Feuerbach, des Heine et des Schopenhauer.
En même temps, quand il parle, on croit tour à
tour entendre les vieux sophistes grecs, les vieux sceptiques
grecs, puis Machiavel, Hobbes, Helvétius, Mandeville, Diderot,
toutes les voix des deux siècles passés. Les vices moraux de
la démocratie ont leur Némésis dans le rêve aristocratique qui
oppose à la « morale des esclaves » la « morale des maîtres. »
Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, ce rêve avait bercé
Renan, Taine, Flaubert ; chez Nietzsche, il a engendré la vision
hallucinatoire du Surhomme. Ce qui n’avait été chez Renan que
dilettantisme devient chez Nietzsche un véritable fanatisme.
Quoique le penseur allemand se soit souvenu du penseur français,
le tempérament enthousiaste de Nietzsche lui inspire pour Renan
une profonde antipathie. En revanche, Taine ne pouvait manquer
de plaire à ce dogmatique caché sous la peau d’un sceptique.
Avec Taine, Nietzsche considère la vertu et le vice comme
des produits naturels, sucre ou vitriol ; seulement, Taine avait
cru avec l’humanité entière que c’est le sucre qui est nutritif, le
vitriol qui est un poison. Nietzsche entreprend de nous montrer
le contraire. Pour lui, la morale est une « empoisonneuse. » Si
l’humanité n’a pas fait plus de progrès, c’est la faute des vertus
et de la morale. Cette doctrine n’est donc pas seulement un
scepticisme moral, elle est un dogmatisme antimoral : comme
Nietzsche est antichrétien, « antéchrist, » ainsi il est ou croit
être antimoraliste.
En étudiant le chantre de Zarathoustra, nous essaierons de lui appliquer la règle de critique qu’il a lui-même posée : le philosophe, dit-il, comme une fourmi patiente et attentive, doit tâter toutes choses, même les plus poétiques, « avec les antennes de la pensée froide et curieuse. »
Le volume de Nietzsche, interrompu par la folie, sur la Volonté de puissance, — pendant du vouloir-vivre de Schopenhauer, — devait être un « essai de transmutation de toutes les valeurs. » Le troisième livre de cet ouvrage était intitulé : l’immoraliste ; critique de l’espèce d’ignorance la plus néfaste, la