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stupéfiante d’absurdité et de mauvaise foi. Quelle vie de Napoléon on écrirait d’après cette longue série de caricatures commencée par Gillray et achevée par Cruikshank ! D’abord, c’est, au fond d’une Imite de paysan, une sorte de petit sauvage qui grandit dans la misère et terrorise ses compagnons. Puis on le voit élevé par charité, aux frais du roi Louis XVI et conduisant, au 10 août, les bandes révolutionnaires qui attaquent le palais de son bienfaiteur. Toujours ingrat, il mitraillera ce même peuple avec lequel il a combattu, en attendant qu’il jette par les fenêtres les membres du gouvernement auquel il doit sa fortune militaire. Barras lui montre, derrière un rideau de gaze, une danseuse nue. C’est une ancienne maîtresse dont il est las et veut se défaire. L’avorton passionné s’enflamme de désir et l’épouse. Au Caire, il embrasse l’islamisme ; mais, à Paris, il redevient dévot catholique et baise la pantoufle du pape. On ne lui accorde même pas le courage du soldat : il se cache derrière les murs d’une forteresse et risque peureusement son pâle profil entre les créneaux pour suivre avec une longue-vue les mouvemens de John Bull, qui lui inspire une terreur profonde.

Son couronnement ressemble à une exécution. La cérémonie a lieu sur une plate-forme de sinistre apparence où se dresse un gibet, et de ce gibet descend le diadème impérial dont le poids écrase ce nain. Le plancher se brise sous ses pieds et il est précipité dans un trou béant. « Talleyrand, sauve-moi ! Sauve-moi ! » Et le ministre répond : « Cette couronne est trop lourde pour vous ! » Comme si ce n’était pas assez, on aperçoit dans le lointain une parodié de cette parodie. C’est une troupe de singes qui couronnent l’un d’entre eux.

Les sœurs de Napoléon sont des courtisanes ; ses frères, des voleurs. Joseph, simple clerc de notaire, est bombardé roi d’Espagne. Bientôt on le voit s’enfuyant du palais, les mains pleines et les poches gonflées du butin qu’il a pris à ses sujets. Il est, d’ailleurs, terrifié d’entendre les balles siffler à ses oreilles et supplie son grand frère de le secourir. Mais celui-ci se dérobe de toute la vitesse de ses chevaux et lui crie par la portière de sa voiture : « J’ai affaire ailleurs. Tire-t’en comme tu pourras. »

Tous les animaux de la création, tous les règnes de la nature, tous les monstres du mythe païen ou chrétien sont mis, l’un après l’autre, en réquisition pour rendre visible et palpable un des aspects de cette nature perverse, un des dons criminels dont