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données dans son Examen de la pièce, est vraiment le modèle, sinon le chef-d’œuvre, — il y a une nuance, — de la tragédie cornélienne. Rodogune est vraiment l’apothéose de cette volonté qui ne s’efforçait qu’à contre-cœur, dans le Cid, de combattre l’amour que Rodrigue et Chimène éprouvaient l’un pour l’autre, et que, même dans Polyeucte, on pouvait soupçonner de n’avoir pas de grands ni de très douloureux combats à soutenir contre la passion. Au contraire, dans Rodogune, on doit dire qu’elle apparaît vraiment souveraine, maîtresse des autres comme elle l’est d’elle-même, prête à tout et à la mort même plutôt que de se renoncer. A quoi si l’on ajoute qu’aucune intervention du dehors ne vient troubler ici la réaction des données de l’intrigue les unes sur les autres, et que le drame s’y joue en champ clos, on comprendra sans doute la prédilection de l’auteur pour sa Rodogune, et le rang tout à fait éminent qu’elle occupe dans l’histoire de notre tragédie française.

Andromaque peut le lui disputer, et, en effet, de bons juges ont pensé que, si Racine, par la suite, s’était dépassé plus d’une fois, il n’avait jamais mieux fait, ni « plus fort » qu’Andromaque. Mais déjà la fatalité passionnelle s’y montre plus puissante que la volonté, ou plutôt, et tandis que dans Rodogune la volonté se faisait l’instrument conscient de la passion, ici, c’est la passion qui s’efforce à transformer en actes de sa volonté les impulsions qui la guident vers son assouvissement.


Il veut tout ce qu’il fait, — et s’il m’épouse, il m’aime ;


c’est un vers célèbre d’Andromaque. Les personnages de Rodogune « faisaient tout ce qu’ils voulaient ; » les personnages d’Andromaque, eux, « veulent tout ce qu’ils font » et, au point de vue des résultats, il se peut que ce soit la même chose ; le destin, plus fort que Cléopâtre, l’est aussi que Pyrrhus ; mais, au point de vue de la psychologie, c’est exactement le contraire. La volonté l’emportait dans le théâtre de Corneille sur la fatalité passionnelle ; elle y était réputée d’essence plus noble ; la fatalité passionnelle l’emporte sur la volonté dans le théâtre de Racine, et elle y devient le ressort essentiel de l’émotion tragique. Ce qui était « tragique » pour Corneille, c’était le spectacle d’une volonté se brisant contre les circonstances ; et ce qui l’est pour Racine, c’est le spectacle d’une volonté empêchée d’être par la passion.