Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/166

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est tout juste, pour le sage, le moment de rentrer dans sa chambre et de s’y renfermer. Voici précisément, — ô providence ! — l’ami R… qui vient me voir. Il a suivi les manœuvres de la Méditerranée sur le Formigny : nous en avons pour une bonne heure de causerie.

— Ce que je vous demande d’abord, mon cher, c’est votre impression d’ensemble.

— Eh bien ! voici : période stratégique très intéressante ; on sent que la guerre, ce sera à peu près ça, — à peu près, naturellement, — et aussi que le combat est commencé bien avant qu’on entende le canon, tant la liaison est intime de la rencontre finale avec les opérations qui la préparent.

La période des expériences tactiques, évolutions, simulacres de combat, etc., mon Dieu ! intéressante aussi, assurément, mais d’un intérêt, comment dirai-je ?… plus matérialisé, plus concret. On voit son adversaire ; on le touche ; actions et réactions ont un caractère plus immédiat : il y faut moins de réflexion et plus d’instinct. Rien d’ailleurs de cet inconnu mystérieux, redoutable, qui rend si poignant ce drame étrange de la période stratégique, le drame où les acteurs se cherchent. Que fait-il en ce moment, cet ennemi que je ne peux pas voir, mais que je sens « en action » contre moi ?… Il faut le déjouer pourtant, il faut le deviner…

— Cruelle énigme !… mais ne plaisantons pas. Je vois, cher ami, que vous êtes un fervent de la stratégie. D’autres le sont (et plus nombreux, je crois) de la tactique. Ceux-là trouveraient que ces belles manœuvres d’escadres, qui prennent si bien les yeux, ont un intérêt plus vif que les interminables marches et contremarches de la période stratégique.

— Attendez ! Il y a autre chose ; il y a la vraisemblance, d’où découle la valeur de l’enseignement que nous pouvons tirer, soit d’une opération stratégique, soit d’un mouvement tactique. Et, de ce côté, l’avantage reste encore, me semble-t-il, à l’opération stratégique ; car, au fond, que signifie ce combat où les canons ne lancent pas de projectiles et où les torpilleurs, peu soucieux des « coups à blanc » qu’on leur adresse, n’en voient aux cuirassés que des torpilles à cônes inoffensifs ?… Croirai-je que cette double ligne endentée vaut mieux que la simple ligne de file ? Si vous le voulez. Mais cela dépend de tant de choses ! Supposez que ceux de la simple tirent mieux, ou, tirant