Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/313

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’effet s’épuise à la longue, quelque chose d’enfantin et de trivial, qui refroidit un lecteur cultivé ? Et nous n’aurions, par malheur, que l’embarras du choix pour appuyer d’autres argumens la démonstration que nous avons entreprise. Certain jour, par exemple[1], le poète nous conduit vers les bas-fonds humides d’un bois d’aulnes, infesté de moustiques, où la demi-obscurité qui règne autour du promeneur paraît engendrer des formes végétales depuis longtemps disparues, des spectres et des monstres repoussans. Une plante vénéneuse, la Paris quadrifolia, se montre, à cette heure, en accord avec son état d’âme et retient un instant son regard. Dans la baie unique d’un bleu noirâtre, qu’encadrent de minces pétales repliés sur eux-mêmes, il croit reconnaître une araignée à l’affût, avide de sang et de carnage. Image ingénieuse, qui traduit un sentiment sincère. Mais le conteur désireux de développer le mythe qu’il croit nous devoir, se prend alors à esquisser l’histoire d’une auberge qui se serait, jadis, dressée dans ces lieux : maison mal famée, au toit bas, à la réputation sinistre, malgré ses rians volets verts, et dont l’hôtesse aurait élevé de grosses araignées noires, pour servir leurs corps aux voyageurs. Rêverie à la fois improbable et répugnante, faite de souvenirs disparates des récits de veillées, à peine bonne pour l’imagination sans règles d’un petit enfant, et que le moindre scrupule de goût sain eût fait laisser de côté : les cauchemars ne sont intéressans que lorsqu’ils paraissent offrir un sens, ce qui n’est pas le cas en cet endroit.

Et pourtant, sommes-nous donc autorisés à faire au paysan conteur une querelle bien sérieuse pour quelques vulgarités ? Parfois, le ton populaire est à ce prix, et nos délicatesses artificielles, nos ironies faciles de citadins n’effleurent pas l’esprit des simples, auxquels le poète prétend s’adresser en principe. Des comparaisons tirées de la lessive ou de la cuisine[2] sont tout aussi familières, à leur sens de la vie pratique, que peuvent l’être, à notre mémoire trop cultivée, de fines allusions historiques où mythologiques. Même ces lecteurs-là ne s’effaroucheront guère devant une inconséquence inattendue ou devant quelque contradiction flagrante en un récit, qui leur a plu d’ailleurs, par la richesse du décor ou la grâce du sentiment. Et notre poète risque lui-même, à l’occasion, l’aveu ingénu de semblables

  1. 1, 19.
  2. Voyez 2e recueil. Promenades, 10, 25 et 26.