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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/410

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devant tant d’art et reportent sur l’objet inanimé la déférence qu’elles doivent à son créateur. Nos enfans salissent et déchirent leurs livres ; mais les petites Japonaises croiraient commettre un sacrilège si elles maltraitaient ces pages qu’ont fabriquées, puis imprimées et illustrées des artisans et des sages qui valaient mieux qu’elles. Placez devant une de nos paysannes les plus ignorantes une poupée princière ; ouvrez-lui sur les genoux un livre magnifique. La poupée lui apparaît comme une idole inviolable ; le livre, comme un trésor intangible. Mais son respect n’est qu’une forme de la timidité et s’évanouit à mesure qu’elle se familiarise avec ces objets miraculeux. La Japonaise, elle, ne ressent aucune timidité, mais elle ne se familiarise jamais au point d’oublier les rapports qui la subordonnent aux gens et aux choses. Notre campagnarde, toute campagnarde qu’elle est, n’a pas le sentiment de son infériorité.

Ce sentiment forme des esclaves, s’il ne s’ennoblit d’aucune idée de beauté esthétique ou morale. Son sens d’artiste et son culte du devoir sauvent la Japonaise et font de sa servitude une façon de servir l’idéal. Inférieure à l’homme, puisqu’on le veut, mais jamais inférieure à soi-même. Aussi bas que la terre, puisque Confucius l’a décrété, mais sans bassesse. Il n’est pas d’humble labeur qui ne soit susceptible d’un grand prix. N’est-ce point le shogun Yeyasu qui, considérant un jour de pauvres bardes rapiécées, se sentit fier de commander à un pays où des vieilles femmes mettaient dans leurs reprises un tel souci de la perfection ? L’entretien des maisons japonaises offre à coup sûr moins de difficultés que les nôtres, et leur cuisine, primitive et restreinte, n’exige pas une longue expérience. Mais, qu’il s’agisse d’épousseter les tatamis, de nettoyer le balcon, de préparer une soupe ou de cuire le riz, chaque besogne est accomplie d’une manière encore moins irréprochable qu’intelligente.

Dans sa belle étude sur Ruskin, M. de La Sizeranne nous cite une page où l’esthéticien anglais analyse l’intérêt que nous prenons à l’œuvre du sculpteur qui, mille fois moins parfaite qu’un nœud d’herbes poussé aux fentes d’un mur, est mille fois plus riche que l’ornement fait à la machine, parce que nous y découvrons le témoignage des pensées, des intentions, des défaillances et aussi des réconforts d’un pauvre, maladroit et laborieux être humain. Un intérêt analogue s’attache aux travaux domestiques de la Japonaise. Il n’y a point de fausse moulure dans son