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Page:Revue des Deux Mondes - 1901 - tome 6.djvu/517

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que ces raisons leur paraissaient plus légitimes et qu’elles avaient leur source dans des sentimens plus élevés. La philosophie grecque avait entrevu l’unité du genre humain. Cicéron, qui en résume les plus beaux préceptes, demande qu’on n’enferme pas ses affections dans les murailles de la ville où l’on est né, mais qu’on les étende au monde entier. L’expédition d’Alexandre, en faisant tomber les barrières qui séparaient l’Europe de l’Asie, avait paru légitimer ces généreuses théories ; la conquête romaine, qui s’était étendue à tout l’univers civilisé, en avait presque fait une réalité vivante. Aussi cette fraternité universelle, cette concordia generis humani, regardée comme la plus belle conséquence de la paix romaine, était-elle, pour les grandes âmes du premier et du second siècle, un sujet de joie et d’orgueil. Elle a été célébrée en termes magnifiques par Sénèque et par Marc-Aurèle. On pouvait croire qu’elle reposait sur des bases solides, quand on voyait tout l’univers obéissant au même maître, soumis aux mêmes lois, parlant presque partout la même langue. Ce qui la rendait plus sûre encore, c’est que, grâce à cette complaisance des divers peuples à s’emprunter leurs dieux, à les placer dans les mêmes temples, à les confondre dans les mêmes adorations, on semblait avoir réalisé l’unité religieuse du monde, c’est-à-dire l’union des âmes, la plus souhaitable de toutes. Seuls, les Juifs résistaient à cet accord de l’humanité entière par leur obstination à ne pas vouloir accepter cette fusion de tous les cultes, ils se mettaient en dehors de la civilisation universelle ; et, comme ils faisaient des prosélytes, et que, dans les grandes villes, leur nombre s’accroissait sans cesse, ils étaient pour elle une menace et un péril. C’étaient des ennemis publics, qui compromettaient la plus belle espérance qu’eût conçue la sagesse humaine, et tout devenait permis pour les combattre.

Ainsi s’explique la violence que les lettrés mirent à les attaquer. Je ne crois pas, je l’ai déjà dit, que Tacite ait eu beaucoup de tendresse pour ces idées de fraternité universelle célébrées par les philosophes. Au moins n’y a-t-il fait aucune allusion dans ses livres. Mais, ici, il avait une raison de ne pas leur être contraire. Elles n’étaient plus seulement une théorie, elles étaient devenues un fait. L’union des peuples s’était accomplie au profit de Rome ; il importait à la sécurité de l’Empire qu’elle ne fut pas affaiblie. Pour un Romain comme lui, du mo>ment