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d’être passée du mode romantique au mode réaliste. Service inappréciable, d’ailleurs. Le romantisme a été pour la fantaisie individuelle une période bénie. C’a été le triomphe du subjectif dans l’art. Non seulement le romantique ne s’intéresse qu’à lui seul et croit que le monde entier fait cortège à sa personne, mais il estime qu’il trouve en lui-même la mesure de toutes choses. Qu’on ne lui parle ni de la réalité, dont les indications ne sauraient prévaloir contre les exigences de sa faculté Imaginative, ni de la nature humaine, dont les lois ne sauraient être une contrainte aux impulsions de sa propre sensibilité. Il suffit qu’il ait éprouvé une émotion pour avoir le droit de la traduire, et tout ce qu’on peut lui demander, c’est de l’exprimer telle qu’il l’a éprouvée. L’histoire elle-même doit lui renvoyer l’écho de ses passions ; et, s’il lui arrive d’avoir à décrire les mœurs d’un autre temps ou le décor d’un autre pays, il les invente. Mais, tout au contraire, le propre de la science est que ses résultats, une fois obtenus, sont acquis une fois pour toutes ; ils s’imposent à tous, et il n’appartient pas à l’individu de les rejeter. Les principes de la certitude scientifique sont en dehors et au-dessus du bon plaisir de chacun de nous et ils ne nous laissent d’autre alternative que de les ignorer ou de nous incliner devant eux. Or, le premier des résultats obtenus par la science au XIXe siècle, ç’a été, comme nous venons de le voir, de replacer l’homme à son rang dans l’ensemble de la nature et de détruire l’illusion qu’il avait d’être au centre de tout. Le second a été de lui montrer depuis combien longtemps avant sa venue existait cette nature soumise à des lois que n’a pas dérangées son apparition. Tout ce qui est en son pouvoir, c’est, par de longs efforts et de pénibles balbutiemens, de s’essayer à déchiffrer ces lois qui ne l’avaient pas attendu pour régir la série des êtres animés. La plus générale de ces lois est que tout phénomène est déterminé par ses conditions, en sorte que le devoir de l’artiste est d’abord de se rendre compte de ces conditions. Qu’il s’agisse des sociétés disparues ou de la société actuelle, il n’a droit de nous en rien dire, s’il ne s’est livré d’abord à une enquête minutieuse et menée suivant les mêmes procédés, soit qu’elle porte sur les mœurs de l’antique Carthage ou sur celles d’Yonville-l’Abbaye, et sur l’âme d’un Hindou primitif ou sur celle d’un Parisien de la décadence. Après quoi ce n’est pas à lui, c’est à une autorité supérieure qu’il importe de décider du degré de vérité auquel il aura pu atteindre. La littérature redevient ainsi impersonnelle et objective.

C’est là le point. C’est ce qui domine la question. C’est ce qui permet