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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/124

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blanche que balayent de grandes bourrasques. Ce matin, il y avait 48° au-dessous de zéro. A part les rares stations, on n’aperçoit rien sur la neige, ni hommes ni botes. Tout à coup, la machine ralentit, et prudemment, nous côtoyons un amas de neige piétinée où, au milieu de débris de wagons, gît lamentablement une locomotive. Ce sont les restes d’un récent déraillement, et, bien qu’on m’ait prévenu de ne pas prêter attention à ces sortes d’accidens qui sont le pain quotidien des lignes en construction, cette rencontre m’est plutôt pénible.

Il faut encore passer une nuit dans le train attardé : il est envahi maintenant par des ouvriers ivres qui font l’assaut de la première classe. Enfin, vers cinq heures du matin, par 50° de froid, nous nous réveillons à la première station de la ligne nouvelle : Mandjouria. Aucune organisation n’est faite encore. Une maisonnette bien chauffée sert de refuge à tous les voyageurs que le train vient d’amener, et à leurs volumineux bagages. Nous sommes plusieurs à espérer que des ordres ont été donnés à notre sujet : je compte sur une banquette, et chacun de mes compagnons compte sur un wagon. Mais le chef de gare prétend n’avoir pas reçu de télégramme lui signalant le passage des uns ni des autres. J’ai su le lendemain qu’un wagon m’attendait à cette station ; mais j’étais déjà loin. Pour l’instant, le chef de gare ne veut mettre à la disposition de tout le public qu’un seul wagon de quatrième classe : au bout de deux heures, pourtant, il se décide à y joindre un wagon de deuxième classe qu’il lui faut expédier à Kharbine. Ah ! la terrible attente de quatre mortelles heures, depuis notre arrivée jusqu’au départ du train ! Serons-nous chauffés ? Aurons-nous des places, malgré la brutalité des hommes du peuple que ne retient ici aucune autorité ? Au dehors de la gare, il fait un froid épouvantable ; dans la salle, il fait chaud, mais quelle atmosphère ! Peu de sièges et rien au buffet, sinon du thé, de l’eau-de-vie et... de la bière. Nos bagages sont empilés pèle-môle en un grand tas, et les miens sont tout au fond ; j’ai perdu mes moufles : comment ferai-je pour transporter mes colis et saisir les montans métalliques des wagons par ce froid terrible ! On parle peu. Debout près d’un monceau de valises et de sacs, sans manifester d’ennui ni d’énervement, une dame blonde, aux cheveux courts, au regard étrange rappelant celui d’une madone de Filippo Lippi,