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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/137

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grand nombre de fourgons et de plates-formes, deux ou trois wagons de voyageurs. Ce sont des wagons de quatrième classe, meublés de bancs et chauffés d’un poêle. Ils sont occupés pêle-mêle par des « civils » varies : moujiks, entrepreneurs, marchands, employés divers, et par des officiers. Les soldats, comme les Chinois, campent dans des fourgons, mais ils y sont chauffés : cela constitue comme une cinquième classe, mais, les trois premières n’étant pas encore représentées ici, tout s’égalise. Il faut voir la joie de tous ces voyageurs quand ils peuvent se détendre les jambes ou se restaurer à quelque station.

La journée se passe à deviser avec quelques amis qui se sont réunis dans le wagon de mon hôte, M. K..., et avec qui nous faisons une monumentale dînette. Je commence à voir clair dans les relations des élémens si divers qui peuplent la Mandchourie russe, et à m’expliquer le caractère des derniers soulèvemens. La tragédie, telle que je me la représente, a eu trois phases principales. D’abord, évacuation par les Russes des principaux chantiers de construction ; puis, siège de Kharbine par les Chinois ; enfin, mouvement offensif des troupes russes de secours. Sur la première phase, tous les récits concordent. Dès l’ouverture des travaux, les ingénieurs chefs de sections avaient tenu à entretenir les rapports les plus cordiaux avec les gouverneurs des villes mongoles voisines. On échangeait des visites, des souhaits de bonheur, des cadeaux. Cependant, il y avait dans chacune de ces villes deux factions : un parti civil hostile aux Russes, et un parti militaire qui leur était favorable. Grâce à un adroit espionnage, on était bien renseigné les uns sur les autres. Je donne ici la parole à l’un de mes commensaux :

« Mon voisin, le général chinois, m’avait dit un jour que, si jamais l’ordre arrivait de m’expulser, il me donnerait, en témoignage de son estime, un délai supplémentaire de vingt-quatre heures. J’avais accueilli cette promesse en riant, et l’avais oubliée. Un soir du mois de juin, on vint me dire qu’une agitation insolite régnait dans la ville, et qu’il s’y préparait quelque chose contre nous. En effet, le lendemain matin, je reçus un message du général chinois, mon ami : il m’avisait d’un ordre arrivé de Pékin, lui enjoignant de nous expulser dans les quarante-huit heures (il ajoutait le jour promis ! ). Je télégraphie au gouverneur de Tchita et à notre ingénieur en chef à Kharbine. Mon plus grand souci était concentré sur mes ouvriers qui se trouvaient