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cents cliens. On leur faisait payer 60 centimes une abominable consommation qui devait, tout au plus, en coûter 10, et l’établissement, ainsi dirigé, encaissait 150 francs nets. Déduisez une demi-douzaine d’« artistes » rémunérés, au maximum, à 8 ou 10 francs le cachet, un pianiste dans les mêmes prix, et un local bas, petit, visiblement de rebut, inlouable pour toute autre industrie, qui ne dépassait pas non plus une dizaine de francs par jour. Mettez enfin 10 francs d’éclairage et d’entretien, ajoutez en 20 autres pour l’achat ou la location du matériel, additionnez les frais, défalquez-les de la recette, et vous voyez encore notre directeur empocher, au bas mot, de trente à quarante francs par soirée, environ mille francs par mois. Et que faisait-il pour ces mille francs ? Il écrivait aux agens ou se rendait chez eux, achetait ses fûts de bière et ses caisses de liqueurs, écoutait chanter ses « artistes, » regardait boire ses cliens, allait causer de temps à autre avec une forte dame coiffée d’un panache rouge placée dans l’unique loge du « bouibouis, » et surveillait, de sa banquette, deux garçons essoufflés, qui, non seulement, n’avaient sans aucun doute que leurs pourboires pour toute paye, mais en rapportaient même certainement une partie à la maison. N’était-ce pas là un excellent denier, et vraiment commode, pour ce petit commis de boucher ou de gargotier, en lui supposant même cette origine honorable ? Et figurez-vous-le homme d’ambition et d’ordre, réduisant encore ses « cachets, » sachant multiplier les « amendes, » tapissant son local d’annonces, en mettant sur ses murs, dans ses programmes, dans ses chansons, au fond de ses soucoupes, n’apportant à la dame au panache rouge que le bénéfice de son cœur et le soutien de son bras,, économisant, capitalisant, entreprenant bientôt en grand ce qu’il n’avait d’abord entrepris qu’en petit, et vous aurez peut-être devant vous le futur directeur d’un des beaux établissemens de Paris, une future notabilité du Boulevard, un nouveau prince de l’Argent !

Il y a quelques années, un ancien garçon de café mal famé imaginait la fondation d’un café-concert à grand orgue, louait un vaste local, en commençait l’aménagement, achetait l’orgue, et en recevait livraison dans une dizaine de grandes caisses. Le lendemain même, seulement, il courait au parquet, et y déclarait, tout ému, qu’on lui avait « cambriolé » son local, emporté ses caisses, et volé son grand orgue pendant la nuit... Est-il besoin d’ajouter que le grand orgue n’était pas payé, les