Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/179

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

80 000, 90000, 100 000, 125 000, 150 000 francs par an. Un « numéro » sensationnel de grand « beuglant » gagne deux fois, trois fois, six fois, dix fois autant ! Mlle Yvette Guilbert encaissait, à Paris, 25 000 francs par mois, et la « Belle Otero » en ramasse 30 000 au Palace de Londres, W Gallois 22 500 au Winter-Garten de Berlin, Mlle Cléo de Mérode 40 000 aux Folies-Bergère ! Savez-vous combien Fregoli récoltait à l’Olympia ? Un fixe de 400 francs par soirée, plus un tiers sur la recette brute, à partir d’un certain chiffre : son bénéfice, tout compris, pouvait atteindre 100 000 francs par mois !

Comment donc, avec le prix relativement faible des places, et si considérable que soit leur nombre, un « beuglant » peut-il payer un « numéro » 100 000 francs par mois ? Comment l’Opéra, malgré la cherté de ses loges et de ses fauteuils, et la subvention de l’Etat, ne le pourrait-il pas ? La raison, pour une part, en est dans la différence des frais généraux, énormes à l’Opéra, et beaucoup moindres dans un débit lyrique, même dans le plus somptueux. Mais elle réside aussi dans le prodigieux engouement que le café-concert et le music-hall excitent chez les foules. Plus nous allons, et plus on demande aux spectacles des sensations de stupéfians. Or, le débit lyrique, c’est le stupéfiant pur, l’hypnotisation maladive devant une contorsion ou un tic, et un véritable délire en résulte chez le public. On court au tic, on se précipite à la contorsion, et l’homme ou la femme qui les ont inventés n’amassent plus seulement de quoi devenir millionnaires, mais de quoi le devenir vingt fois. Vous êtes Faure ? Vous représentez 10 000 francs par mois ! Vous êtes Fregoli ? Vous en représentez 100 000 ! L’artiste le plus hautement réputé en descend, dans cet affolement, à ambitionner de n’être plus, lui aussi, qu’un « numéro » de café-concert, entre l’illusionniste qui avale des boîtes de cigares et la « gigoteuse » qui échauffe sa clientèle par des tordions de mauvais lieu.

— Tous les jours, me disait le directeur d’un grand office, les artistes les plus célèbres viennent nous demander des engagemens pour les grands établissemens de Londres, de Berlin et d’Amérique... Le théâtre leur donne de trois à cinq mille francs par mois là où le café-concert leur en rapporte 30 000, 40 000 et 45 000 !

Ainsi, ce n’est même plus le débutant, le chanteur sans débouché, qui se résigne, pour manger, à la promiscuité du bastringue,