Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/286

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On dirait presque un vieux jardin de France, un peu abandonné, avec des rosiers du Bengale au bord des allées. Devant moi, le ciel éteint garde cette rougeur sombre à l’horizon du couchant, cette sourde incandescence qui se retrouve, dans nos pays, aux plus chaudes soirées d’été...

Et bientôt, au milieu de ce calme, me revient l’habituelle et douce obsession de mes souvenirs d’enfant ; alors, comme toujours et comme partout, je m’y abandonne, car c’est là un amusement mélancolique dont j’abuse sans m’en lasser... Dans certain jardin, comme celui-ci un peu à l’abandon et entouré de bois, j’ai eu mes premières impressions de nature et mes premiers rêves de « pays chaud, » par les ardentes soirées d’août et de septembre, devant une pareille lueur rouge sur nos horizons plats.

Il y avait, dans l’air de ces étés d’autrefois, les mêmes senteurs de jasmin, et de même passaient sans bruit, noires sur le ciel de cuivre, les chauves-souris, les chouettes, grisées de chaleur et de crépuscule... Ici, il est vrai, ces chauves-souris qui hantent la demeure sont par trop grandes ; leur vol fantasque et silencieux est bien comme le vol des nôtres, mais elles appartiennent à l’espèce géante qu’on appelle roussette ou vampire, et l’ampleur de leurs ailes me déroute... Et puis, tout à coup, au loin, sous les grands arbres, qui font à ce jardin une ceinture de ténèbres, s’élève le son des trompes et des musettes sacrées : c’est l’heure de Brahma, et j’entends aussi la clameur humaine qui est la prière du soir au fond des temples...

Le silence ensuite s’alourdit à nouveau, figé, définitif en quelques secondes, avec je ne sais quoi de triste et d’accablé qu’il n’avait pas avant. Et je me rappelle maintenant que nous sommes la nuit du 31 décembre 1899 : tout à l’heure, un siècle, qui fut celui de ma jeunesse, va tomber à l’abîme... Et les étoiles qui se dessinent, pour nous quasi éternelles, viennent comme toujours jeter dans ma pensée de pauvre éphémère une plus écrasante notion d’éternité ; la chute de ce petit siècle qui finit, le lever du siècle suivant qui m’emportera, me semblent des riens tout à fait négligeables, dans la suite terrifiante des durées. Angoisse coutumière, de si vite passer et mourir ; inquiétude étrange et délicieuse, d’être entouré de grands bois et de temples, d’être enserré par l’Inde brahmanique, dans l’ombre ; sentiment de l’exil extrême, et persistance quand même de l’illusion que