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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 10.djvu/288

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y a des centaines de becs en arrêt. Les amas de petites chairs froides, de petites vies silencieuses, dont la lagune est l’inépuisable réservoir, attirent et maintiennent ainsi ces mangeurs assemblés en peuplades. Et le début d’un nouveau siècle ne saurait rien changer à tout cela, qui a dû être tel depuis le commencement des temps.

Quand une des rives se rapproche, on distingue, sous les grands palmiers dominateurs, d’infimes groupemens humains, d’humbles humanités dont l’existence est dépendante de celle des arbres : barrières en nervures de palmes, allant d’un tronc à un autre ; chaumières en nattes de palmes ; filets et cordages en fibres de palmes.

Les arbres précieux ne donnent pas seulement leur ombre, leurs fruits et leurs huiles ; ils fournissent presque tout l’indispensable à ceux qui habitent sous leur éternelle nuit verte. Et vraiment cette région de l’Inde pourrait se passer des quelques rizières que l’on voit çà et là chatoyer comme des carrés de peluche soyeuse.

Les lagunes s’élargissent toujours et un peu de brise favorable se lève. Alors mes bateliers, pour aider l’effort de leurs muscles, hissent sur un mât une natte de trois ou quatre mètres de haut ; voile et pagayes, notre vitesse s’accélère, sur une sorte de petit océan inoffensif dont les rives sont des forêts, des forêts bleuâtres dans le lointain. Aidés par le vent qui gonfle leur natte tendue, les hommes modèrent le développement de leurs bras et entonnent une chanson différente, chanson de somnolence, à bouche fermée, qui semble un carillon de cloches, venu de très loin, et qui n’en finit plus.

En France, il est à peu près minuit, l’heure où débute le XXe siècle, et la fête du nouvel an doit battre son plein, dans l’obscurité sans doute glacée.

Cependant le vent tombe. À midi, calme blanc et chaleur d’étuve. Nous abordons la forêt de palmes pour déposer nos bateliers du matin, qui se retirent en faisant de profonds saluts. Notre équipe nouvelle, d’un bronze plus clair, avec beaucoup de colliers, de boucles d’oreilles, et de dessins hiératiques tracés en gris sur les torses, part d’un essor furieux. L’air cependant pèse sur nous d’un poids inusité et on le dirait embué d’une vapeur d’eau chaude. Le ciel, la surface ternie des lagunes, l’ensemble des êtres et des choses, comme décoloré par l’excès