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Et le crépuscule qui approche rend plus mélancolique l’arrivée dans cette île solitaire.

Comme à Quilon, des serviteurs indiens, tout de blanc vêtus, se précipitent au-devant de moi sur les marches blanches, pour m’offrir un bouquet de roses, et je traverse un vieux jardin exquis, avec des allées droites à la vieille mode, des rosiers et des jasmins.

Dans l’île, il n’y a que la maison, et dans la maison, je suis seul. Au siècle où le territoire de Cochin appartenait aux Pays-Bas, cette résidence était celle du gouverneur hollandais. Elle est massive comme une forteresse, et les galeries, les vérandahs, sont des séries d’arceaux festonnés dans le vieux style charmant des mosquées. Au dedans, c’est le luxe colonial d’autrefois. Des salles immenses, blanchies à la chaux et tapissées de nattes anciennes, d’une finesse que nous ne connaissons plus ; de vieilles boiseries précieuses ; des meubles, sculptés jadis dans l’Inde d’après de vagues modèles européens, en des formes surannées et naïves ; aux murs, des aquarelles représentant Amsterdam au XVIIe siècle ; et, devant toutes les portes, que l’on ne ferme jamais, ni jour ni nuit, de hauts écrans en bois d’ébène, tendus d’une soie jaune citron délicieusement fanée.

Quant au rajah qui me donne l’hospitalité, on vient m’avertir que je ne le verrai point, car il est dans le deuil et les funérailles : un petit prince héritier, tout jeune, tout enfant, vient de fermer ses yeux de fleur noire, et les rites mortuaires absorbent tout le monde au palais.

Au lieu de cette solitude officielle, combien j’aurais préféré cependant habiter à Matanchéri, dans n’importe quelle petite « maison de voyageur », libre de me mêler ce soir à la vie du peuple :… Ici et au Travancore. je suis dans l’Inde un peu comme n’y étant pas.

Les serviteurs, distingués et silencieux, aux allures de félin, allument pour moi toutes les lampes suspendues aux arceaux dentelés, et, quand j’ai fini mon repas de prisonnier, à une table qu’ils ont décorée de lieurs et de feuillages, avec un goût étrange, je m’en vais dans le jardin, regarder tomber le premier soir du siècle. Sur l’horizon occidental, où persiste une couleur de braise mourante, les arbres de mon île tracent des hiéroglyphes intensément noirs ; pour quelques minutes, on y voit encore, et les bêtes crépusculaires, dont les ailes ne s’entendent jamais